Charlie Catala surgit de la caravane, la figure de travers et un carton de chaussures à la main. Comme Schneider allumait une cigarette, il lui en tapa une en déclarant avez dégoût :
— Vous allez rigoler. La gonzesse devait se chier dessus, parce qu’il y a une dizaine de collants en vrac avec de la merde partout, à divers stades de solidification. Des collants et des pantalons. Elle devait prévoir le coup, parce qu’il y en avait tout un stock d’avance.
— Il ou elle, murmura Schneider.
Sans le quitter de l’œil, les freux s’étaient rapprochés et faisaient cercle, attendant que le plus hardi donne le signe de la curée. Pour l’instant, nul n’avait osé s’aventurer hors du périmètre de sécurité. Schneider n’était pas peu fier de les tenir en respect à soi tout seul. Charlie Catala tendit la boîte à chaussures à son chef. Des bottines jaunes de marque Levi’s.
Schneider se réchauffait dans son fauteuil, buvant un café brûlant à toutes petites lampées, en tenant la chope à deux mains pour se désengourdir les doigts. Ses troupes étaient parties casser la croûte aux Abattoirs, sans doute en commentant le concert de la veille. Cheroquee s’arrangeait pour porter des chandails ou des pulls à col cheminée qui avaient pour avantage d’atténuer plus ou moins l’opulence de sa poitrine, mais elle avait l’art subtil de se glisser de force dans des jeans qui moulaient ses formes sans discrétion. Elle avait avoué à Schneider qu’elle le faisait exprès, parce qu’elle adorait la façon dont il matait ses jolies fesses rebondies. Schneider n’avait pas pris la peine de démentir. Il regarda par la fenêtre. Un froid grésil tombait silencieusement. On n’en finirait donc jamais. Il reporta les yeux sur le sachet plastique posé devant lui.
En agrandissant le rayon de battue, les hommes de Schneider avaient trouvé des étuis percutés, dans une petite combe resserrée à proximité des Monestiés. Des douilles de calibre 22 long Remington, de la 44 × 40 et de la .45 ACP. Plus d’une cinquantaine de douilles de .45. Il y avait aussi des tessons de bouteille, et des emballages de cartouche éventrés, jetés au petit bonheur. Les bourrelets de terre étouffaient les détonations et l’endroit avait servi de stand de tir. L’Identité judiciaire avait procédé aux saisies, ainsi qu’aux relevés d’empreintes dans la caravane. De l’avis du technicien, il y en avait autant qu’un curé pouvait en bénir. Le couple qui avait habité là n’entendait manifestement pas effacer ses traces.
C’était plus fréquent qu’on ne le pensait.
Schneider attendait les résultats, dont il ne doutait guère.
Pour ce qui concernait les traces papillaires, il s’agissait de simples comparaisons, puisque les deux suspects étaient connus. Francky avait été passé au piano lors de sa précédente incarcération, quant à sa compagne, il n’avait pas été difficile d’obtenir copie de la demande de carte d’identité aux services de la préfecture. Sur la photo d’archive, c’était alors une gamine grincheuse avec les oreilles écartées, des couettes et un vilain appareil dentaire. Schneider attendait sans impatience. Le technicien de l’Identité judiciaire avait promis de faire vite et Schneider savait pouvoir lui faire confiance.
Il était resté seul dans son bureau à se réchauffer les os et à attendre sans impatience.
Puis le téléphone avait sonné.
Les empreintes correspondaient sans le moindre doute possible. Les traces de percuteur ainsi que celles laissées sur le flanc des douilles par l’extracteur de l’arme établissaient sans conteste qu’il s’agissait bien de la même munition que celle qui avait servi à abattre l’inspecteur principal Meunier. Le technicien était en train de rédiger son rapport et de constituer les dossiers photographiques à l’appui de ses dires, mais il avait tenu à avertir Schneider dès qu’il avait pu établir les résultats d’examen.
Schneider raccrocha. Un planton tapa et il lui dit d’entrer.
Le fonctionnaire lui fit savoir que le gérant des Monestiés, qui marinait en geôle depuis un bon moment, demandait à lui parler.
— Je peux ? demanda Legendre en tendant les doigts vers le paquet de Camel.
— Bien sûr, dit Schneider.
Legendre prit une cigarette, Schneider lui donna du feu. Le Zippo fit son bruit de culasse. Legendre se mit en arrière, souffla la fumée vers le plafond. Dehors, le grésil crissait aux fenêtres. Legendre se souvint :
— Le pire, au trou, c’est le froid et le bruit. Le bruit, les cris jour et nuit, les clés des matons le long des grilles. Les cinglés qui gueulent des fois toute la nuit. Qui appellent leur mère.
Schneider l’observait par intermittence et finit par allumer une cigarette lui aussi. Le flic avait une réputation de peau de vache et d’enculeur. Il avait un curieux regard clair qui se posait sur vous par intermittence, sec, froid, incisif, et qui se reportait ailleurs dès lors qu’il décidait qu’il avait vu ce qu’il avait à voir. Legendre dit :
— Vous avez eu mon dossier.
— Oui, dit Schneider.
Il l’avait fait remonter du sommier dans son intégralité. Il l’avait parcouru rapidement tout en retenant l’essentiel. Legendre déclara, les yeux au sol :
— C’est Me Thomassot qui m’a défendu la dernière fois que je suis passé au falot. J’aurais dû prendre vingt ans ou perpète. Il a réussi à réduire la peine à huit.
— Tu as tiré six ans. Réduction de peine pour bonne conduite.
— C’est long, six ans, dit Legendre.
Schneider n’en doutait pas. Il connaissait également les méthodes de Monsieur Tom, les deals occultes qui se passaient entre avocats ou entre avocats et magistrats qui s’apparentaient parfois à du pur et simple chantage. Tu me donnes Machin et je te donne Chose. Ou tu me donnes Machin, ou bien Chose retrouve la mémoire, et se rappelle où et quand tu t’es envoyé en l’air avec une mineure dans ton bureau. Et l’identité de la mineure. Ou du mineur.
— C’est pour ça que tu ne pouvais pas appeler les flics ?
— C’est pour ça, reconnut Legendre.
— C’est pour ça, ou parce que tu avais la trouille de Monsieur Tom ?
— Les deux.
Il y eut un silence, puis il remua la tête :
— Vous pouvez pas imaginer l’enfer qu’elle a fait vivre à Francky. Cette gonzesse, c’était comme un tube au néon avec le starter qui merde : des fois il y a de la lumière, des fois il n’y en a pas. Des moments, il fallait qu’il la lave, qu’il l’habille. Comme il n’y avait pas d’eau chaude dans la caravane, je lui prêtais les douches. Il fallait qu’il se batte pour la déshabiller. Il fallait qu’il se batte pour la coller sous l’eau. C’est un costaud, Francky, on dirait pas, mais des fois il avait tout juste le dessus, surtout qu’il pouvait pas la cogner. Jamais il lui aurait cogné dessus.
— Ils couchaient ensemble ? demanda brusquement Schneider.
Legendre releva le front, abasourdi :
— Eux ? Jamais de la vie. C’était comme sa sœur. Jamais il aurait couché avec elle.
Il secoua la tête, avec une expression accablée :
— Il y avait rien entre eux. Sauf qu’elle lui aurait dit de bouffer sa merde à la petite cuillère, il l’aurait fait.
Le regard gris, qui avait fixé Legendre un court instant, était reparti se poser ailleurs. Depuis longtemps, Schneider avait abandonné la prétention stupide d’imaginer ce qui pouvait bien agiter le cœur des hommes. Il ne croyait ni en Dieu ni au diable, seulement en cette immense lame de bulldozer qui poussait les corps sans vie, nus, blêmes et désarticulés, dans la grande fosse abrupte et sans fond qu’il y avait au bout du monde connu, en silence, jour après jour. Un planton apporta les résultats du laboratoire de l’Identité judiciaire, ainsi que les scellés y afférents. Schneider remercia en silence.