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Dans leur sèche neutralité, les comparatifs étaient accablants.

Legendre demanda et obtint une nouvelle cigarette.

Retranché quelque part dans des contrées ignorées de tous, y compris peut-être de lui-même, Schneider composa plusieurs numéros de suite. Chacune de ses correspondantes successives lui répondit la même chose : Me Thomassot était parti pour Genève le matin même et rentrerait sans doute tard dans la nuit ou le lendemain matin. Il appela Marina, qui lui affirma avec aigreur ignorer où se trouvait Tom. Tom n’avait pas pour coutume de l’informer de chacun de ses faits et gestes. Il appela les urgences et obtint Cheroquee. Il lui demanda de ne pas passer à l’Usine. Il rentrerait tard et peut-être pas du tout. Elle accusa réception, puis, brusquement, elle murmura en hâte dans l’appareil qu’elle l’aimait. Pris au dépourvu (et puis il y avait Legendre assis en face de lui, coudes aux genoux et les mains ballantes, le regard levé et brusquement attentif), Schneider raccrocha sans répondre.

— Le trio infernal, fit Courapied en poussant ses prises devant lui. Une grande et belle affaire de police judiciaire.

Il avait retrouvé figure humaine en jean, pull à col roulé et boots. Il avait trouvé le temps de se doucher et de se raser. Ses prises regardaient le sol à leurs pieds. Ils n’étaient ni douchés ni rasés. Ils étaient loin de faire bonne figure. Rien que trois cloches comme il y en avait tant et qui avaient échappé une fois pour toutes au champ de tout radar social. Les membres anonymes et crasseux de la brigade des invisibles qui sévissait un peu partout à la nuit tombée — et parfois même en plein jour sans qu’on les vît. Schneider les considérait d’un regard éteint. Müller ne disait rien, appuyé de l’arrière du crâne à l’armoire forte, les pouces dans les passants de ceinture. Chacun savait qu’il était inutile de presser l’inspecteur Courapied. Celui-ci marchait à son rythme, pas à pas, mais de manière inexorable. Il avait pour réputation de ne jamais lâcher prise, ne serait-ce que de par sa propre inertie. Il déclara :

— Le grand, Jacob Tellier, dit Patachon. Sans profession ni domicile fixe. Connu des services de police, mais non recherché. Le petit, Yvon Sanchez, dit Double-Patte. Sans profession ni domicile fixe. Connu des services de police mais non recherché.

— C’est parce que je suis grand invalide civil, argumenta Sanchez.

— Ta gueule, coupa Courapied. Celui du milieu, le crâne de piaf, la tête pensante. Edmond Louis. Sans profession ni domicile fixe. Pas de pseudo ni d’alias. Connu des services de police, recherché pour attentat à la pudeur et coups et blessures volontaires. Les trois cloportes vendaient de la came pour Bugsy. Ils lui en achetaient aussi.

— L’enculé, grommela le soi-disant Edmond Louis. Vous savez ce qu’il faisait, ce fils de pute ?

— Ta gueule, répéta Courapied. Ta gueule ou tu en prends une. Vous savez ce qu’il faisait ce fils de pute ?

— Non, murmura Schneider.

Une grande et belle affaire de police judiciaire. Un homme était mort noyé dans le canal après qu’on lui eut fracassé le crâne à coups de pierre. Schneider regarda le grésil qui s’accrochait à présent aux vitres en crissant faiblement, comme si chaque grain de glace était pourvu de milliards de petites pattes griffues.

— Bugsy avait une clientèle à la fois large et diversifiée. Il vendait de la cocaïne, de l’héro ou du crack à sa clientèle la plus huppée. Il avait aussi une clientèle plus basique. Il leur vendait de l’herbe, du pollen ou de la résine. En fonction des arrivages. Quand il était à court, il vendait un produit de sa composition.

Schneider leva un sourcil.

— De la graine de laitue concassée avec de l’extrait de patchouli.

— L’enculé, grommela le soi-disant Edmond Louis. Le fils de pute.

— De la graine de quoi ? fit Schneider.

— Graine de laitue. Ce con de Bugsy s’en est vanté auprès d’un autre con, qui a répété à un autre con, qui s’est empressé d’aller le chanter sur tous les toits, qu’il vendait de la graine de laitue à ses clients bas de gamme, dont nos trois crétins. Bugsy s’était même vanté qu’il risquait rien, vu que s’il se faisait serrer, on pouvait rien contre lui. Graine de laitue, résine de patchouli. Rien de prohibé. Les trois cons ont fini par apprendre que Bugsy les avait entubés.

— Ils l’ont emmené faire un petit tour du côté du triage, soupira Schneider.

— Comme des grands. Ils ont commencé à se chicorer. Bugsy a réussi à se tirer. Pas loin, parce qu’un train de marchandises est passé avant qu’il ait pu traverser les voies. Il a trébuché, il est tombé. Ils l’ont frappé avec ce qu’il y avait le long du ballast. La neige s’était mise à tomber. Le témoin confirme qu’il les a aperçus en train de traîner Bugsy vers le canal.

— De la graine de laitue, murmura Schneider.

C’était la première fois qu’il apprenait qu’on avait tué quelqu’un parce qu’il trafiquait de la graine de laitue. Décidément la vie était tissée de minuscules et chatoyantes merveilles, et c’était sans doute ce qui la rendait si palpitante et digne d’être vécue. Courapied déposa la procédure devant Schneider.

— Vous appelez le parquet, ou je m’en charge ?

Schneider poussa le téléphone vers lui.

— À vous le soin, dit-il avec une lassitude certaine.

En fin de service, Schneider alla se doucher et se raser au sous-sol. Puis il se changea et remonta prendre son pistolet, des clés de voiture et un storno dans son bureau. En passant devant la salle de commandement, il signala qu’il sortait mais qu’il se tiendrait en veille radio. Il savait qu’il allait bien falloir en finir. Il commença par prospecter dans toute la ville et ne trouva personne. En fonction des lieux où il passait, personne n’avait vu Tom, ou Thomas, ou Me Thomassot depuis la veille. Personne ne savait où le trouver, sinon qu’il avait parlé d’un déplacement à Genève. Ou à Paris. Ou n’avait parlé de rien du tout. D’une cabine de la gare, il appela Marina mais la ligne était sur répondeur et il ne laissa pas de message. C’était une nuit froide aux rues vides et distantes. Schneider alla faire un tour au phare. La surface du lac n’avait pas dégelé. La glace diluait la lueur de la ville. Un grand moment, Schneider demeura immobile dans la voiture. Un équipage de la BAC signala sa sortie. Le permanent de la salle de commandement accusa réception avec son laconisme habituel.

Pour une raison impénétrable, le phare était demeuré allumé depuis les fêtes. Tous les marins vous le diront : en code européen, on reconnaît la direction à leur couleur à l’entrée d’un port. Bacirouge, tricot vert. Bâbord, cylindrique, rouge. Tribord, conique, vert. S’entend depuis port en direction du large. Dans une autre vie, Schneider avait été un bon marin, plus à l’aise dans le gros temps que lorsqu’il faisait calme. Ce que l’on appelait ici le phare était une construction cylindrique de dix mètres de haut, avec une lanterne et un abat-jour qui émettait une lumière verte continue de très faible portée. Autant dire qu’il s’agissait d’un phare d’opérette.

Schneider fuma une cigarette et relança le moteur. Tom ne se trouvait pas loin, dans un rayon de moins de cent kilomètres. D’une manière ou d’une autre, il avait été avisé de la descente aux Monestiés. Il avait les moyens de disposer d’un scanner dans sa voiture. Il n’ignorait pas que le nœud coulant se resserrait autour de sa gorge. Avec certains clients, Schneider avait l’impression de marcher dans leur tête. De cheminer en silence à leur côté. Il avait été le témoin muet de leur ascension, il serait, impassible, celui de leur chute. Monsieur Tom avait toujours su se faire des amis, des amis souvent coûteux. Il s’était fait autant d’ennemis.