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Si Françoise n’était pas morte, il serait resté l’impitoyable avocat d’assises à la solide clientèle, qu’il était déjà, un homme riche et important, que chacun respectait autant qu’il le craignait, et aurait sans doute fini par attendre un jour la mort dans son fauteuil de bâtonnier. Au lieu de quoi, il avait quitté la route, ce qui lui avait permis de devenir un homme encore plus riche, plus important encore et beaucoup plus craint.

Si Françoise n’était pas morte, Anne n’aurait pas fini par faire ce qu’elle avait fait.

Schneider roulait lentement. Il n’avait pas envie d’aller où il fallait qu’il aille.

La surface de la route était vitreuse et il y aurait des risques de verglas sur le petit matin. Il prit le chemin de la pinède en avançant au pas, longea de loin le perron et alla se ranger à distance après les garages, en tournant le museau de la voiture en direction de l’arrivant. Il baissa les vitres de quelques centimètres pour équilibrer la température avec l’extérieur et coupa le moteur. Rien ne trahit autant un homme en planque que le gel sur les vitres ou la vapeur de l’échappement. Il réduisit le volume de la radio au minimum, consulta sa montre et jugea qu’il pouvait fumer une cigarette.

Il venait d’être onze heures.

Cheroquee était rentrée directement. Elle était passée faire quelques courses au petit supermarché du coin et elle était rentrée. Elle était contente de rentrer, même si elle savait que Schneider ne serait pas là. Elle avait rangé les courses puis semé ses fringues un peu partout. Elle avait pris une douche brûlante, s’était séché les cheveux à la serviette. C’était la première fois qu’il risquait de ne pas rentrer de la nuit. Elle chassa la peur en buvant une bière brune. Elle avait ses petits rites de conjuration bien à elle, mais la peur était un animal tenace qui savait se tapir dans un coin en silence pour bondir de nouveau à l’instant où on s’y attendait le moins. Entièrement nue, elle mit leur linge dans la machine à laver, qu’elle alluma.

Leur linge. Ils avaient donc quelque chose en commun, à part l’air qu’ils respiraient. Elle ne comprenait pas bien : Marina lui avait souvent parlé de lui, elle lui avait montré cette photo dans Match. À l’instant même où elle avait aperçu ce type (Schneider) qui attendait ses clés de voiture, au moment où leurs yeux s’étaient rencontrés, elle avait compris. Mais elle ne comprenait toujours pas bien ce qu’elle avait compris. Elle alla chercher une de ses vieilles chemises militaires dans le placard. Le simple fait de l’enfiler procurait à la jeune femme un véritable plaisir physique. Comme il n’était pas là, elle se fit un café et des tartines. Elle fuma une cigarette en regardant la nuit. Quelque part dans la nuit, il y avait son mec qui tournait. C’était le boulot d’un flic de la Criminelle de tourner la nuit. En tentant d’escalader, la bête tapie dans son dos lui planta les griffes dans les épaules. La jeune femme se secoua, comme pour s’en débarrasser.

Elle erra dans le petit deux-pièces. Elle s’assit sur le lit, s’enveloppa dans le duvet. Elle remarqua que la malle en osier qui servait de chevet était une vraie malle en osier. Elle fit coulisser la tringle, souleva le couvercle de quelques centimètres. Elle aperçut ce qui avait l’air d’être des vêtements pliés avec soin, plusieurs classeurs et un gros album photographique en cuir sombre qui semblait ancien. Le père de Cheroquee en avait un, assez semblable, et qu’il tenait de sa mère. Il disait que c’était là toute la mémoire d’un homme, quand bien même il ne savait ni lire ni écrire, et que, chaque fois que quelqu’un s’en allait, le monde subissait une perte minime, certes, mais irréparable. Elle glissa la main dans l’entrebâillement, saisit l’album et le posa sur ses cuisses nues. Elle hésita un grand moment avant de l’ouvrir. Il en glissa une pochette de papier cristal, avec un étrange objet à l’intérieur. Un curieux bijou terne au bout d’une mince cordelette de cuir craquelé, cassant.

Schneider aperçut le reflet des phares bien avant que la voiture apparût au bout de l’allée. Il demeura immobile, la laissant s’avancer. Tom roulait en feux de croisement. Il n’allait pas tarder à remarquer la voiture embossée plus loin dans la pénombre. S’il la remarqua, il n’en fit rien. Schneider alluma en pleins phares au moment précis où Monsieur Tom mettait pied à terre. D’instinct, celui-ci leva le bras pour se protéger les yeux. D’instinct, il plongea son autre main dans la poche de manteau. Monsieur Tom n’était pas homme à se laisser surprendre sans rien tenter. Il ne s’agissait pas simplement d’autodéfense, mais de pure et simple rage. S’il devait se retrouver par terre, au moins, Monsieur Tom ne partirait pas seul.

Schneider actionna brièvement le gyrophare, descendit de voiture et s’approcha.

Il n’avait pas éteint les phares. Monsieur Tom baissa le bras, sortit la main de sa poche. Il montrait un visage blême aux traits creusés, les paupières serrées. Il venait de prendre vingt ans d’un coup et Schneider ressentit quelque chose qui ressemblait à une brusque sensation de pitié, peu susceptible cependant de durer.

— Dis-moi où elle est, Tom.

— Pas maintenant. Pas ici.

— Tu savais ce qui s’était passé.

— Seulement dans les grandes lignes.

— Tu le savais depuis quand ?

— Depuis que Francky me l’a dit. Le lendemain.

— Et vous avez organisé son évacuation. Ensuite, pour brouiller les pistes, Francky a changé de tanière. Jusqu’où il était disposé à aller ?

— Jusqu’au bout, reconnut Tom avec lassitude. Tu ne peux pas comprendre.

— Non, dit Schneider en sortant une cigarette. Non : je ne veux pas comprendre.

— Tu en es à quelques heures ?

— Non, avoua Schneider avec réticence.

— Demain matin, à neuf heures, je suis dans ton bureau. Cette nuit, je voudrais seulement dormir.

Dormir. Schneider eut un étrange rictus, puis se ravisa :

— Neuf heures, demain matin. Dans mon bureau. Si tu n’y es pas, je lance un avis de recherche général. Individu dangereux, susceptible d’être armé. Prendre toute précaution nécessaire en cas d’interpellation. Tu sais ce que ça veut dire pour elle.

Monsieur Tom savait. Ça voulait dire, en termes administratifs et dans un style détourné mais finalement très clair, ça voulait seulement dire : tir à vue. Chasse libre. C’était de sa propre fille qu’on parlait. Schneider observa un instant le lourd visage dont le regard fuyait le sien, puis il retourna à sa voiture et s’en alla. En jetant un coup d’œil dans le rétroviseur, il aperçut la silhouette de Monsieur Tom. Il n’avait pas bougé de place et la portière de la Jaguar était restée entrouverte comme il l’avait laissée.

Il était déjà mort et personne, pas même lui, ne le savait.

Schneider était rentré sans bruit, non pas pour surprendre la jeune femme, mais parce qu’il pensait qu’elle dormait déjà. Il avait suivi avec amusement la piste de ses vêtements, qui indiquaient qu’elle était bien rentrée et les avait ramassés un à un avant de les poser sur le divan. Schneider avait appris à se déplacer sans bruit. Il avait retiré sa veste de combat qu’il avait accrochée sur un dossier de chaise. Il avait hésité à aller prendre une douche. Il avait surtout envie de la regarder dormir, roulée en boule dans la petite lumière de la veilleuse. La Terre promise. Tout en retirant son pistolet de l’étui, il avait doucement poussé la porte.