Cheroquee ne dormait pas.
Assise en tailleur dos au mur, le duvet sur les épaules, elle avait l’album ouvert sur les genoux. Elle portait le bijou entre les seins, à même la peau. Elle releva aussitôt la tête. Schneider vit qu’elle avait pleuré.
— Je ne voulais pas, dit-elle.
— Vous ne vouliez pas quoi ? murmura Schneider en déposant le pistolet sur la malle.
— Je ne voulais pas, je ne sais pas. Je ne sais pas. Depuis que je vous ai rencontré, je ne sais plus rien. Je ne sais même plus qui je suis ni où j’habite.
Schneider s’approcha, s’installa près d’elle, passa le bras autour de ses épaules.
— Quelle importance, dit-il en souriant.
Schneider était très capable de sourire. Il était même capable de douceur, ce qui était encore pire. La jeune femme éclata en sanglots contre son torse. Des sanglots silencieux, durs et cassants. Elle savait d’où provenait le curieux bijou terne. Du cou d’une femme momifiée qui tenait contre elle un petit enfant, momifié lui aussi. Schneider la berça doucement, le temps qu’elle s’apaise, puis il se mit à tourner les pages une par une en lui expliquant à mi-voix de quoi pouvait être faite une vie. Ou de quoi pouvaient être faites des vies.
Et lorsqu’elle tomba épuisée dans le sommeil, il l’étendit, la couvrit avec soin et alla passer le reste de la nuit dans le fauteuil du salon, les yeux grands ouverts, à contempler au loin les lumières glacées de la ville. Dans son sommeil, Cheroquee tenait toujours le bijou touareg entre les doigts. Elle semblait instinctivement craindre qu’on ne le lui arrachât.
15
Dès l’aurore, il s’était remis à neiger doucement, comme à regret. Monsieur Tom avait été exact à la minute près, il avait rangé la grosse Jaguar le long du perron, laissant tourner le moteur jusqu’à ce que Schneider apparût. À présent, il conduisait avec prudence sur des chemins de neige. Schneider semblait somnoler dans le siège du passager. Tom avait choisi de mettre de l’Addinsell dans le lecteur de cassettes et Schneider ne trouvait rien à y redire du moment que c’était en sourdine et que cela dispensait de parler. Schneider n’avait pas envie de parler. Il ne savait pas trop comment s’y prendre avec les mots, ni avec les hommes et les femmes.
La mère de Schneider était une grande femme brune et élancée, au front haut et aux grands yeux sombres, curieux de tout. Sous le pseudonyme de Maria Grantz, elle avait été une assez bonne concertiste, qui avait tourné un peu partout en Europe et même joué devant un parterre d’officiers allemands en 1937 à Weimar. Elle avait été très impressionnée par la stricte élégance de leurs uniformes noirs et l’extrême distinction avec laquelle ils l’avaient traitée. Peu de gens en France et ailleurs savaient pratiquer le baisemain avec une telle courtoisie, la casquette serrée sous le bras gauche et les talons joints, de même que bien peu d’hommes et de femmes sont aptes à distinguer le contrepoint sous l’aria et à mesurer l’effet dévastateur d’une quinte diminuée.
Maria Grantz Schneider vouait une haine totale et largement irraisonnée à Addinsell en général, au Concerto de Varsovie en particulier. Pour elle, le concerto n’était rien d’autre que de la musique de film, un pur et simple pastiche sans autre relief ni plus de portée qu’un programme électoral. Dans son esprit, la musique de film était à la vraie musique ce que la médecine militaire était à la vraie médecine. Sans doute à cause de la fatigue, l’image de Maria Grantz revint derrière les paupières de Schneider. C’était vraiment une très belle femme, avec une grande auréole de cheveux frisés. Pour peu qu’ils se fussent réellement rencontrés et connus, peut-être auraient-ils pu finir par s’aimer.
Schneider alluma une cigarette. Il avait du mal à garder les yeux ouverts. Dehors, il tombait par instants une neige grasse, éparse et sans vigueur, que les balais effaçaient sans peine. Schneider se pencha pour monter le chauffage.
Monsieur Tom avait rangé la voiture sur le parking de la clinique, un bâtiment moderne et plat à flanc de colline. Derrière il y avait des bois noirs et nus. De la neige intacte et des bandes de freux. Ils étaient restés quelques secondes immobiles, puis Tom s’était décidé le premier et ils étaient sortis dans le froid. Il y avait un sas d’entrée commandé électriquement, un vaste hall occupé par un comptoir central depuis lequel on pouvait surveiller simultanément chacune des trois ailes en étoile. Il y avait des caméras partout et des écrans de contrôle. Ce qui frappa d’abord Schneider fut l’étrange silence, comme intemporel, qui régnait dans les lieux. Puis il remarqua la volière aux perruches immobiles. Des perruches en papier.
Un homme en complet gris les attendait à l’accueil et les conduisit immédiatement dans son bureau. Il les invita du geste à s’asseoir, mais ils restèrent debout. Il s’installa derrière son bureau. C’était un homme froid et distant dans la cinquantaine, avec des lunettes carrées et un regard où ne se lisait aucune sorte de bienveillance. Tom alla jusqu’à la baie vitrée, contempla la neige lisse et terne qui allait, de colline en colline, jusqu’à d’autres bois noirs plus loin, comme à perte de vue. Sans se retourner, il déclara :
— L’homme qui m’accompagne est officier de police. Il agit sur commission rogatoire du juge Courtil. L’inculpée est accusée d’assassinat sur la personne d’un dépositaire de l’autorité publique. J’attacherais le plus grand prix à ce que vous répondiez aux questions qui vont vous être posées.
— Dans la limite du secret médical, précisa le médecin.
Monsieur Tom se retourna d’un bloc.
— Foutez-moi la paix avec vos conneries de secret médical, Robin. Je sais le droit mieux que vous. Je sais aussi qui vous êtes et combien vous me coûtez. Je sais aussi combien cette turne rapporte, puisque j’en suis actionnaire majoritaire. Tout professeur que vous êtes, un directeur d’établissement, ça se change.
Robin montra les dents, mais il n’était pas de taille. Il se pencha sur l’interphone, demanda communication du dossier d’Anne Thomassot. Il releva les yeux. Le policier n’avait pas cessé un instant de l’observer de ses yeux gris. Robin savait reconnaître un camé quand il en rencontrait un. Un camé ou un malade. Il était payé pour ça. Le flic portait une veste kaki avec de nombreuses poches comme une veste de chasse. Il ne donnait pas l’impression de manger tous les jours à sa faim. Un camé et un malade. On ne décelait pas la moindre trace de vie dans les yeux couleur d’étain poli.
Une femme maigre aux cheveux lisses déposa le dossier devant Robin, qui l’ouvrit et demanda au flic :
— Vous voulez savoir quoi ?
— Tout, dit Schneider.
C’était la première fois qu’il ouvrait la bouche. Robin en demeura une seconde interloqué, puis réfléchit et déclara, sans consulter la moindre note :
— Manie avec épisodes psychotiques. Le diagnostic ne fait aucun doute.
— Votre diagnostic ne fait aucun doute, observa Schneider.
Il sortit un paquet de Camel de sa poche de poitrine, Robin sortit un cendrier du tiroir, ce qui revenait à une sorte d’entente tacite, ou de paix armée. Schneider alluma sa cigarette. Robin poussa une chemise en carton gris dans sa direction.
— Mon diagnostic ainsi que celui de deux experts commis d’office convergent dans le même sens. La patiente est atteinte de troubles psychiatriques d’une extrême gravité, qui nécessitent un placement d’office. Ils se sont déclarés lors de la puberté, ce qui n’est pas un phénomène exceptionnel. Puberté, grossesse, parfois une forte grippe.