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Il se tut sous le regard fixe du policier. Dans son dos, Monsieur Tom s’était retourné et contemplait dehors la neige, les bois noirs et peut-être même rien du tout. Son silence, encore plus que sa silhouette massive, lui donnait un poids insupportable.

— Dans le cas qui nous occupe, dit Robin, l’historique de la patiente semble indiquer que la maladie se serait déclarée à la suite d’un choc traumatique subi peu avant l’adolescence.

— Choc traumatique, coupa Tom sans se retourner. Elle venait d’avoir douze ans quand elle a vu sa mère se tirer une balle dans la bouche. C’était une petite fille précoce. Elle avait eu ses premières règles un mois auparavant.

— Schématique, contra Robin. Le choc a pu se borner à révéler un état pathologique latent, qui aurait pu finir par se manifester de lui-même à n’importe quelle autre occasion, ou pas. (Il appuya le menton à ses doigts joints. Il se trouvait sur son propre terrain, où il régnait en maître et entendait en profiter, actionnaires ou pas. Il ajouta pensivement :) Tous ceux dont un proche se suicide sous leurs yeux ne développent pas ipso facto un syndrome schizophrénique. Ce qui complique tout…

De nouveau, il se donna le temps de réfléchir avant de reprendre avec ce qui semblait fort à de l’embarras, ou à une sorte de mécontentement qui se portait aussi bien sur les autres que sur lui-même :

— Ce qui complique tout, c’est que les crises sont sporadiques, intermittentes et imprévisibles. Aucune fréquence statistique ne peut les rendre prédictibles. Entre les crises, la malade connaît des périodes de prostration totale, ou bien peut sembler parfaitement normale. Elle tient des discours sensés, fait profiter le personnel aussi bien que les autres patients de conseils juridiques très précis et avisés, ou bien peut être atteinte de logorrhée. Parfois, elle peut être sujette à des crises de violence. Pour ainsi dire, il s’agit d’une personnalité intermittente.

— Comme un tube au néon avec le starter qui merde, se rappela Schneider. Des fois il y a de la lumière, des fois il n’y en a pas.

— Si vous voulez, reconnut Robin.

Il lui avait semblé surprendre l’ombre d’une brève souffrance dans le regard du policier. Peut-être après tout y avait-il une forme d’être humain sous la veste de combat, quelque chose capable de souffrir et d’aimer, pourquoi pas de vivre, à sa manière.

— Les troubles de l’alimentation et la négligence des soins personnels peuvent conduire à une incurie et à la déshydratation. La malade souffre également de problèmes d’image et ne semble pas se reconnaître à tout coup. Nous avons ici une jeune psychothérapeute qui paraît avoir trouvé une solution à ce problème particulier.

Schneider gardait le silence. Tom, derrière, pesait plusieurs tonnes.

— Avec infiniment de douceur et de patience, elle a fini par établir le contact et imaginé une sorte de diversion. Elle est parvenue à faire admettre à la patiente qu’il valait mieux se maquiller autrement, se déguiser, entrer dans diverses peaux. Cette jeune femme a mis sur pied des cours de théâtre et les malades ont joué une pièce en fin d’année. Anne avait choisi de se déguiser en vampire.

Robin haussa les épaules :

— Pourquoi pas en vampire ?

— Comment elle a fait pour sortir ? demanda Schneider d’un ton abrupt.

— Son état était stable depuis plusieurs mois. Nous lui avons donc accordé une permission de sortie.

— Nous ?

— Avec l’assentiment du juge, je lui ai donc accordé une permission avec une ordonnance de deux jours pour ses médicaments. Un de ses amis est venu la chercher. Un jeune motard. Ils sont partis. Elle devait rentrer dans les quarante-huit heures. Elle est revenue seulement dans la journée du 1er janvier, soit quarante jours plus tard.

— Et personne n’avait songé à signaler sa disparition au magistrat ? grinça Schneider.

— Et personne n’avait songé à signaler sa disparition, déclara Monsieur Tom sans se retourner.

Robin secoua les épaules. Il était aux ordres et ne songeait pas à le dissimuler. Il reprit avec distance :

— À son retour, la patiente se trouvait dans un état de prostration duquel elle n’est pas sortie depuis. Elle a été mise immédiatement dans une chambre à l’isolement. Elle s’y trouve encore. Si vous voulez la récupérer, il vous faudra une ordonnance du juge et les instructions écrites du procureur.

Schneider écrasa sa cigarette, Tom se retourna. Robin se sentit pris sous le feu croisé de deux regards qui ne témoignaient pas la moindre bienveillance, ni l’un ni l’autre. Il commit un brusque dérapage. Lui aussi était une forme d’être humain, après tout. Il déclara d’un ton où perçait une étrange amertume :

— Toute la vie est peut-être une maladie. La vie mentale est une maladie aux contours indécis et aux limites tout aussi floues et imprécises. La médecine psychiatrique n’est peut-être qu’un palliatif et il n’y a peut-être pas d’autre remède que la mort.

— Vous citez mal, Robin, grinça Monsieur Tom, implacable. Le texte est un aphorisme de Chamfort. La citation exacte est : « La vie est une maladie, le sommeil en est le palliatif. Son seul remède est la mort. »

Il avait fondé une partie de sa carrière (de ses multiples carrières) sur une mémoire qui tenait de l’hypermnésie. Il était capable de citer des pages entières de Virgile dans le texte, aussi bien que le contenu du code pénal, ou la liste de tous les participants au Tour de France, depuis sa création. Sans tenir compte de la présence du médecin, il s’adressa directement à Schneider :

— Tu tiens toujours à l’arrêter ?

— Je n’en vois pas la nécessité, murmura Schneider.

Tournant les talons, il se dirigea vers la porte et sortit.

— Dans le cul, Schneider, dit brusquement Tom. Celle-là, tu ne l’accrocheras pas à ton tableau de chasse. Tu pourras prouver tout ce que tu veux, trouver autant de témoins que tu voudras. Moi vivant, il y aura toujours tout un tas de spécialistes pour la déclarer mentalement irresponsable. Moi vivant, personne ne la traînera jamais devant un tribunal. Moi vivant, jamais elle ne connaîtra les hauts murs.

Monsieur Tom roulait lentement. La neige s’était remise à tomber à profusion. Schneider consulta sa montre, puis celle du tableau de bord. Il allait être midi. Il remarqua :

— Toi, vivant. Les hauts murs, elle y est déjà. Et peut-être qu’elle sortira un jour et qu’elle recommencera. Ou pas.

— Ou pas.

Schneider chercha dans sa poche intérieure, en sortit une photo.

— Ton détective de merde jouait sur tous les tableaux. Il balançait à un flic des Stups. Quand il s’est fait flinguer, Meunier trimballait cette photo sur lui.

Il déposa le cliché sur l’accoudoir entre eux. Aussitôt, Monsieur Tom reconnut sa fille.

— C’est elle, qu’il cherchait, dit Schneider. Me demande pas pourquoi, je n’en sais rien. Je ne veux pas le savoir.

— Je savais qu’elle était partie, dit Tom. (Il parlait lentement, d’une voix sourde, comme quelqu’un qui arpente inlassablement tout le champ de sa propre souffrance.) Je lui ai offert des vacances. Quarante jours de vacances. Francky était censé la couvrir. Une sorte de garde du corps. Comment j’aurais pu penser que ça finirait par la mort d’un homme ?

— Aucune idée, reconnut Schneider. C’est toi qui as fourni le .45 à Francky ?

Tom avait gardé le silence, puis il avait ramassé la photo qu’il avait glissée dans sa veste.

— Il ne me reste plus qu’elle, maintenant.

— Et Marina ?