Выбрать главу

— Oh, Marina, fit Monsieur Tom. Marina…

Il n’en dit pas plus, peut-être parce qu’il n’y avait pas plus à en dire. En fixant la route devant, il déclara soudain :

— Elle m’a dit que tu t’étais mis en ménage.

Schneider garda le silence à son tour. Il savait que, pour des raisons qu’il ne souhaitait pas connaître, Tom n’aimait pas Cheroquee. Celle-ci ne l’aimait pas beaucoup non plus. Un partout, balle au centre. Schneider n’avait pas envie de parler de la jeune femme, à quiconque. Tom observa avec amertume :

— Tu es foutu. Rien qu’à la gueule que tu fais quand on te parle d’elle, ça se voit que tu es accroché à mort. Je pensais pas que ça t’arriverait un jour. C’est arrivé. Tu es foutu, dans tous les cas de figure. Qu’elle se casse et tu es mort, qu’elle reste et tu es mort. Les gosses, le pavillon de banlieue. Un jour, la piscine. Pourquoi pas, tous les ans, les vacances d’été en caravane à Palavas ?

Au lieu de répondre, Schneider se contenta d’allumer une cigarette. L’autre lui adressa un bref coup d’œil incisif :

— Toi et moi, on n’était pas taillés pour ça.

— Pour ça, quoi ?

— Ces vies de merde. Une fois dans ton existence, tu as eu ta chance. Le jour où le Chaoui t’a flingué au vol. Une chance de t’en tirer les cuisses propres. La grande fenêtre, Schneider. Tu as eu ta chance et on ne t’a pas laissé la saisir. Ces connards d’infirmiers sont allés te ramasser. C’est jamais les vivants, qu’on ramène. Tu ne fais plus partie des vivants, Schneider. Tu es rayé du monde des vivants. Et ta gonzesse, un jour ou l’autre, il faudra bien que tu en fasses ton deuil.

Schneider savait bien qu’il était accroché. Il savait trop de quoi était faite la vie pour ne pas redouter qu’un jour ou l’autre Cheroquee s’en aille. Il savait aussi que lui-même ne se laisserait pas une seconde chance. Il murmura en direction du pare-brise :

— Comme si je ne le savais pas.

Puis, se tournant vers Tom :

— Je prends le risque.

Au moment où il le laissait sur le parking de l’hôtel de police, Monsieur Tom rappela Schneider par la vitre entrebâillée.

— Donnant-donnant.

— Pas preneur, Tom.

— À force de se rencarder partout ton flic a fini par taper à la bonne porte. Des fois, c’est en posant des questions qu’on en apprend le plus, non pas à soi, mais à l’ennemi. (Il rit entre ses dents.) Tu vas recevoir un message sur ton répondeur, chez toi. Je suis sûr que ça va te passionner. Il est question de vingt kilos de jonc en lingots et de Ford Granada blanche. Il est question d’un aller simple Aubervilliers-Tlemcen.

Sans laisser à Schneider le temps de répondre, la vitre était remontée, la Jaguar s’était ébranlée en silence. Schneider l’avait suivie des yeux jusqu’au moment où le véhicule avait disparu au coin de la rue des Abattoirs, laissant derrière elle la trace nette et précise de ses pneus dans la neige fraîche. Il n’avait pas attendu longtemps avant que la petite Austin vert anglais apparaisse et que Cheroquee ne vienne la laisser mourir à quelques centimètres de ses tibias. Elle descendit pour lui céder le volant. Elle portait un manteau sombre au col relevé.

La neige tombait à grands bouillons. Par habitude de flic, Schneider avait rangé la voiture le museau vers la sortie de manière à pouvoir décrocher rapidement, sitôt la cérémonie terminée. Ils avaient fumé une cigarette en attendant, moteur tournant. Cheroquee avait demandé :

— C’était votre ami ?

— Non, dit Schneider.

— C’était quel genre de flic ?

— Jusqu’à ce qu’il se fasse flinguer, quelconque. Très bel homme, mais un type quelconque.

Elle le dévisagea :

— Vous êtes un très bel homme aussi.

— Jadis, déclara Schneider en direction du pare-brise, jadis nous fûmes riches.

— Riches ?

Il lui sourit un court instant. L’habitacle était tiède, dehors il tombait une neige dense et silencieuse, qui étouffait les sons et les isolait de l’extérieur. Elle ne tarda pas à boucher le pare-brise et les vitres. Cheroquee était bien, elle avait son mec avec elle, ils étaient ensemble, même si c’était pour assister à un enterrement. Elle allongea les jambes, autant que cela pouvait se faire dans un habitacle aussi exigu. Depuis quelques jours, une étrange idée lui était venue en tête et n’avait cessé de grandir. Elle allait avoir vingt-sept ans dans quelques semaines. Elle s’était fait faire un bilan à l’hôpital et tout le monde en était convenu, le gynéco compris, elle était en excellente santé. Ce n’était pas parce que le taxi était assis au bord du trottoir que le compteur ne tournait pas.

Dans son plan de vie, la jeune femme avait intégré comme allant de soi qu’un jour elle aurait un enfant. Un jour, lorsqu’elle aurait trouvé son mec. Elle ne se voyait pas faire un gosse à la sauvette, avec un type de passage. Un enfant, c’est quelque chose de sérieux. Elle y pensait avec une sorte de tressaillement intérieur, fait d’envie et de crainte. La pendule tournait. Schneider gardait obstinément les yeux fixés sur le pare-brise opaque. Il était souvent capable d’une immobilité presque minérale, le visage vide. Elle posa la main sur son épaule et il tourna les yeux vers elle, l’enveloppa d’un regard gris et lointain. Par instants, la jeune femme avait l’impression d’un abîme qui s’ouvrait sous ses pas. Il y avait tout un pan de Schneider qu’elle ne connaissait pas — qu’elle ne connaîtrait jamais.

Elle ne savait pas comment lui dire. Elle avait peur de ce qu’il répondrait. Ils n’avaient pas fait attention en faisant l’amour, mais peut-être Schneider se reposait-il sur elle pour qu’elle prît les précautions nécessaires. Après tout, elle était infirmière et une infirmière devait savoir ce genre de choses. Elle ressentit brusquement une violente tristesse, à laquelle rien ne l’avait jamais habituée. Dieu, comme c’était difficile, parfois, de dire les choses les plus simples, comme par exemple, je vous aime et j’aimerais que vous me fassiez un enfant. Comme ça, si jamais vous partez un jour, il me restera toujours quelque chose de vous.

Pourquoi était-ce si difficile de parler ? Elle demanda à mi-voix :

— Il avait un enfant ?

— Oui, dit aussitôt Schneider. Ils venaient d’avoir un enfant.

— Petit mâle ou petite femelle ?

— Petit mâle.

(J’aimerais avoir un enfant de vous, Schneider, et j’aimerais que ce soit un petit mâle, comme vous. J’aimerais que vous soyez là lorsqu’il naîtra. J’aimerais qu’il ait vos yeux et vos mains, et le reste aussi. Ce n’est pas une question de pendule qui tourne, mais de vous et de moi.)

Schneider entrebâilla la vitre pour jeter sa cigarette. À travers le rideau de neige, des phares avançaient au ralenti. Le cortège ne comportait que quatre véhicules, corbillard compris, et il n’y avait ni fleurs ni couronnes.

Schneider se tenait à courte distance du caveau ouvert, Cheroquee serrée contre lui. Ce qui rendait les choses supportables, c’était justement la neige, qui estompait les contours et tendait un voile de silence sur la ville. Meunier était venu et était parti. Just like swallow, pensa Schneider. Il avait froid, il avait les pieds gelés. Cheroquee avait trouvé malin de mettre des escarpins et des bas et tremblait contre lui. Elle lui serrait le bras comme si elle craignait qu’il ne s’envole. Puis la cérémonie s’était achevée, et ils s’étaient avancés tous deux. Comme à son habitude, Schneider s’était incliné sèchement.

— Mes respects, madame la juge.

— Pas de ça, Schneider. Pas de ça et pas ici.