— Ma femme, dit-il en présentant Cheroquee.
— J’ignorais que vous étiez marié, Schneider.
La magistrate se reprit aussitôt.
— Je vous remercie, madame, d’être venue.
Cheroquee balbutia quelque chose que personne ne comprit au juste. Schneider sentit ses ongles plantés dans son bras. Cheroquee était dotée d’une poigne féroce. La magistrate reporta un regard d’une épouvantable nudité sur Schneider. Elle n’avait pas jugé bon de s’affubler de ces lunettes noires, qui, censées masquer la douleur, ne font que donner aux choses une allure d’enterrement de chefs mafieux. Elle murmura :
— J’aimerais que vous veniez un jour de la semaine, votre dame et vous, dîner à la maison. Vous pourriez faire la connaissance de Meunier Junior.
Schneider avait hoché la tête en guise d’acquiescement. Il faut contenir en soi d’inépuisables réserves de tristesse pour avoir ne serait-ce qu’une idée vague de celle des autres, pour éphémère et fugace que soit celle-ci. Il avait présenté ses condoléances avec laconisme, puis ils s’étaient éloignés et avaient disparu dans la neige, en direction générale du parking. À mi-chemin, Cheroquee lui avait agrippé brusquement le bras. Aussitôt inquiet, celui-ci avait craint qu’elle n’eût trébuché. Elle grinça :
— Ma femme. Depuis quand je suis votre femme ?
Elle semblait en colère. Schneider battit en retraite, conscient de s’être avancé plus ou moins à l’aveuglette. Il tenta confusément d’expliquer. Il avait cédé à l’émotion et s’en voulait. Elle poursuivit d’un ton lourd de ressentiment :
— Ce genre de chose ? Vous ne croyez pas que c’est à l’intéressée de les savoir en premier ? Avant d’aller les clamer sur tous les toits ?
— Je vous prie de m’excuser, dit Schneider avec embarras.
— Imbécile, s’exclama Cheroquee.
Brusquement, son visage rit. Juchée sur la pointe des pieds, elle lui posa un baiser rapide sur les lèvres en l’entraînant en hâte. Elle était sa femme. Schneider lui-même l’avait dit : ma femme. Elle était sa femme, elle était gelée jusqu’aux os, et elle crevait de faim. Sa femme.
Ils rentrèrent manger sur le pouce, puis Cheroquee s’installa sur le divan. Elle avait obtenu une journée de congé et entendait en profiter. Schneider alla ensuite consulter son répondeur. Une voix inconnue détaillait le programme des réjouissances, le lieu (Aubervilliers) et l’heure de départ de la voiture avec les accompagnateurs à bord, trois hommes avec du fer sur eux. L’heure d’arrivée probable à l’endroit où la marchandise serait transférée dans la Peugeot break à destination de Tlemcen (Algérie). Schneider l’écouta deux fois de suite, puis retira la cassette qu’il glissa dans sa poche de poitrine. Si l’information était bonne, le groupe criminel avait trente heures devant lui pour organiser la souricière.
Trois hommes avec du fer sur eux, lequel indiquait que les hommes seraient armés.
Il était question de vingt barres d’or. Schneider appela Catala, qui lui annonça que le commissaire Manière le cherchait partout la bave aux lèvres et qu’il n’allait sans doute pas tarder à carillonner. Schneider avait à peine raccroché que Manière appelait.
— Réunion au parquet dans une heure.
— Aperçu, fit Schneider en consultant sa montre.
— Vous avez une voiture en bas de chez vous qui vous attend.
— Aperçu, répéta Schneider.
Ils raccrochèrent en même temps. Cheroquee le scruta, les sourcils serrés :
— Des ennuis ?
— Pas plus que ça.
Elle n’en crut rien. Schneider alla ramasser le pistolet sur la malle en osier, le glissa à l’étui. Il avait le visage sombre et paraissait préoccupé. Drôle de vie, que celle d’une femme de flic, mais elle avait choisi, après tout. Elle s’était emmitouflée dans un peignoir, elle ne portait rien d’autre et avait très envie de son mec. Schneider se pencha :
— Ça peut durer une heure comme jusqu’à minuit. Vous serez là ?
— Non, dit Cheroquee d’un ton qui se voulait frivole. (Elle lui tira la langue.) Bien sûr que je serai là, mon tendre idiot. Il faut que je me fasse les sourcils, que je m’épile partout, que je prenne un bain. Que je me fasse les ongles de pieds. J’ai trouvé un grenat superbe. Vous ne pouvez pas imaginer. Après j’irai au cinéma, voir un film avec Bette Davis. Vous ne vous êtes jamais demandé si Bette Davis n’était pas un peu gousse sur les bords ?
— Non, reconnut Schneider.
Elle le regarda par en dessous. Il y avait des tas de choses qu’elle ne pouvait pas (ne savait pas) dire, en particulier qu’elle adorait l’attendre et pas seulement parce qu’elle savait pertinemment ce qui allait se passer à son retour. Elle ne pouvait quand même pas lui dire qu’à seulement l’attendre, il lui arrivait parfois d’éprouver un orgasme aussi violent qu’imprévisible, debout et les genoux serrés. La vieille histoire des deux chiens et du baquet d’eau glacée.
— Tirez-vous, si vous voulez pas être en retard, supplia-t-elle de sa voix rauque, un peu maniérée. Tirez-vous vite. Vite !
La voiture avait mis un temps infini à gagner le palais de justice et s’était rangée dans la cour intérieure. Schneider était arrivé le dernier dans le cabinet du procureur général. Le procureur général Bertin était présent, ainsi que le juge Courtil, et le procureur Gauthier. Rien que des figures connues, à l’expression fermée, implacable. Un homme d’une quarantaine d’années en complet gris, qu’on présenta comme un conseiller technique venu de Paris et qui demeura silencieux et pensif tout le temps, se tenait un peu à l’écart. Il portait des lunettes à monture en acier et Schneider lui trouva une ressemblance certaine avec le chanteur américain Dean Martin. Le policier savait reconnaître un consigliere quand il en rencontrait un. Le procureur général était un homme mince et bien mis, au visage inexpressif et aux manières calmes et réfléchies. Il fit signe à Schneider de prendre place, en déclarant de but en blanc :
— Le commissaire Manière m’a fait savoir qu’il ne jugeait pas sa présence utile, compte tenu que son directeur d’enquête était présent. Pour ma part, je pense que le commissaire Manière ne souhaitait pas participer à cette réunion. Je pense que c’est sa façon de ne pas insulter l’avenir.
Il consulta Schneider du regard, mais celui-ci demeura silencieux.
— Il a préféré envoyer son premier couteau à sa place. Le commissaire Manière n’est pas ce que j’appellerais un imbécile.
Schneider garda le silence.
— Vous voyez, Schneider, qu’on ne vous cache rien.
Celui-ci se borna à remuer la tête. Autant de magistrats sur une même affaire en si peu d’espace, sans le moindre greffier ni aucun témoin, excepté Dean Martin et lui-même, Schneider pressentit aussitôt le coup fourré. Manière était un politique, Schneider ne l’était pas.
— Il s’agit de l’affaire Meunier et de ses derniers prolongements, déclara Bertin. Quoique le terme de prolongement ne soit pas tout à fait le terme adéquat. Nous n’ignorons pas qu’il y a eu une première interpellation, celle du sieur Reinart. L’individu présentait tous les traits du coupable idéal. (Il hésita.) Je qualifierai cette interpellation de malheureuse, bien qu’elle fût juridiquement motivée. Une simple péripétie. La presse en a fait momentanément ses choux gras.
Il eut un sourire neutre et appliqué :
— Il faut bien que tout le monde vive.
À son tour, il garda le silence un instant, consulta le jeune conseiller technique du regard. Le jeune homme demeura impassible, comme absent. Une autre sorte d’animal à sang froid.