— Selon ce que je sais, Schneider, vous avez à présent identifié l’auteur des faits de manière indiscutable. Les preuves dont vous semblez disposer à présent ne souffrent plus aucune contestation. Je ne reviendrai pas sur l’arrestation du sieur Reinart, ainsi que son incarcération. À aucun moment, personne, ni dans la police ni au sein de la justice, personne n’a commis la moindre erreur, la plus petite faute professionnelle.
À son ton, chacun comprit qu’il s’agissait là d’une affirmation à caractère péremptoire contre laquelle il n’était pas question d’aller, à quelque titre que ce fût. Schneider sortit ses cigarettes et les rempocha. Chacun comprit qu’il ne s’agissait là que d’un préambule. Le procureur Bertin s’accouda, posa le menton sur le dos des mains jointes.
— En tant que directeur d’enquête, monsieur le principal, vous pensez-vous en mesure de conduire la demoiselle Anne Thomassot devant le juge Courtil ? J’entends : pensez-vous être en mesure, techniquement, d’amener les éléments positifs et convergents de nature à motiver son inculpation ?
— Oui, dit Schneider avec une extrême froideur.
— Vous êtes donc certain des preuves et témoignages recueillis par vous-même et vos hommes ?
— Oui, répéta Schneider.
— Savez-vous où elle se trouve actuellement ?
— Oui.
Bertin laissa filer du temps, puis porta ce qu’il considérait comme l’estocade :
— Dans ces conditions, pourquoi n’avez-vous pas procédé immédiatement à son interpellation ?
Schneider garda le silence plusieurs secondes, puis sortit ses Camel.
— Vous pouvez fumer, si cela vous aide, déclara Bertin.
Schneider alluma sa cigarette. Toujours le claquement sec du Zippo, comme un bruit d’arme automatique. Il chercha un cendrier des yeux. Pourquoi. Si on savait toujours pourquoi. Il dit lentement d’un ton sourd et inadéquat qu’il n’aima pas du tout :
— La demoiselle Anne Thomassot se trouve actuellement à l’isolement, hospitalisée en psychiatrie. Elle y subit un traitement extrêmement lourd, adapté à son état.
— Avez-vous quelque qualité pour juger du traitement, ainsi que de l’état de la mise en cause, persifla Bertin. Êtes-vous médecin, monsieur le principal ?
— Non, reconnut Schneider.
— Le fait que la suspecte soit la fille d’un de vos proches a-t-il influé en quelque manière sur votre décision de ne pas procéder à son interpellation, fût-elle simplement formelle ? En d’autres termes, vous seriez-vous comporté de la même manière à l’encontre du citoyen lambda ?
— Sans aucun doute possible, dit durement Schneider.
Il sentit la colère monter.
— Vous voulez quoi ? La traîner aux assises ? Elle est foutue. Autant vouloir faire comparaître une mule empaillée.
Force doit rester à la Loi et toutes ces conneries. Il se leva pour s’en aller. Bertin l’observait avec une sorte d’amusement dans le regard.
— Vous aussi, vous auriez fait un formidable avocat d’assises, Schneider. Rasseyez-vous, nous n’en avons pas fini. (Il décida, avec une sorte de négligence :) Pour ce qui concerne l’affaire Meunier, vous allez clôturer immédiatement votre enquête et la transmettre en l’état. Je ne doute pas que le juge Courtil fera siennes vos conclusions. Je dois ajouter que madame la juge Meunier n’a pas l’intention de se porter partie civile. Il y aura non-lieu à statuer. On ne pourra donc pas nous reprocher d’avoir manqué de bienveillance à votre égard.
Schneider eut un bref rictus.
— Autre chose, dit ensuite le juge Bertin en attirant un dossier à lui : pouvez-vous nous apporter quelques éclaircissements sur les rapports que vous entretenez avec Me Thomassot, monsieur le principal, ainsi que sur certains de ses agissements supposés ?
Donnant-donnant, avait proposé Tom. À présent, Schneider commençait à comprendre et ce qu’il entrevoyait ne lui plaisait guère. D’autant moins qu’en lui confiant clés en main l’affaire Wittgenstein et ses vingt kilos de jonc, Monsieur Tom s’était acquitté par avance de sa part de marché. C’est ainsi que nous avançons, frêles esquifs luttant contre le courant, sans cesse rejetés vers le passé.
Schneider n’avait rien à déclarer et garda les dents serrées jusqu’à ce que l’on jugeât bon mettre fin à l’entretien.
La voiture bardée d’antennes le reconduisit sous une véritable tempête de neige. Signe que les choses étaient graves, le chauffeur l’avait installé à l’arrière droit au lieu de le prendre à côté de lui, sur le siège du passager avant. Schneider regarda les rues passer à la perpendiculaire l’une après l’autre. Chacun roulait au pas, comme tous ceux qui redoutent des lendemains incertains. À plusieurs reprises, le conducteur avait dû faire brièvement usage du gyrophare pour se dégager. Il avait déposé Schneider là où il l’avait pris, au ras du perron, et le policier était descendu sans attendre qu’on lui eût ouvert la portière. Schneider ne faisait pas partie des huiles.
Cheroquee était assise en tailleur sur le divan, le peignoir entrebâillé, avec des petits tampons de coton entre les orteils. Elle releva une frimousse amusée en interceptant le regard posé sur sa poitrine :
— Vous savez comment ils sont faits, depuis le temps, non ?
Schneider sourit. Elle lui tira la langue. Un peu.
— Qu’est-ce que je dois dire ? Déjà ou encore ?
— Les deux, murmura Schneider. Vous voulez un verre ?
— Pourquoi pas ? Il est quelle heure ?
— L’heure d’un verre.
Il retira sa veste qu’il posa sur un dossier de chaise et alla les servir, gin sec pour lui, martini blanc pour elle, déposa les verres sur la table basse et vint s’asseoir à côté d’elle. Immédiatement, elle sentit que quelque chose n’allait pas :
— Un problème ?
— Oui, dit Schneider.
— Grave ?
— Oui. (Il regardait par terre.) Tom va tomber. Ce n’est plus qu’une question de jours ou de semaines, mais il va tomber. Ça faisait trop longtemps qu’il tirait sur la corde.
— Monsieur Tom a toujours tiré sur la corde, observa Cheroquee. Il ne s’en cachait pas.
Il y avait quelque chose qui ressemblait à de la haine dans la voix de la jeune femme. Schneider la dévisagea. Elle eut une grimace qui la vieillit un instant.
— Si c’est ce que vous vous demandez, il n’y a jamais rien eu entre nous. Comme pas mal d’autres, il m’a vue à poil dans sa piscine, mais il ne s’est rien passé entre nous. Il ne s’est jamais rien passé non plus entre Marina et moi, si vous voulez le savoir.
Schneider ne voulait rien savoir. Son passé n’appartenait qu’à elle, comme son présent, d’ailleurs. Cheroquee n’appartenait à personne qu’à elle-même. Des mots lui montaient à la gorge, qu’il ne parvenait pas à prononcer à haute voix. Schneider n’était pas plus fait pour parler qu’il n’était fait pour vivre. Il dit, d’une voix sourde :
— Non, il ne s’en cachait pas. Cette fois, Paris a décidé de lâcher les chiens. On parle de grand ménage. La banquise est en train de bouger. Ils veulent sa peau et ils l’auront.
— Comment vous trouvez la couleur ? demanda Cheroquee.
Elle agita les orteils, retira les petites boules de coton. Schneider admit :
— Originale.
— C’est tout ce que vous trouvez à dire ? J’avais le choix entre ce grenat-ci et un rouge fuchsia un tout petit peu plus pétant.
— L’existence est faite de choix, regretta Schneider.
Il lui tendit son verre. Elle en profita pour lui emprisonner les doigts entre les siens. Elle avait une épaule et la gorge à demi nue. Elle lui dit avec dureté :