— Je me fous de Tom. Je me fous de ces conneries de banquise. Je me fous de Paris et des chiens. Je n’aime pas beaucoup les chiens. Dans le temps, j’ai eu un caniche abricot, qui m’a bouffé le volant et les coussins de la voiture, parce que je l’avais laissé dedans pour aller faire des courses. J’étais à l’école d’infirmières. Je n’avais pas beaucoup de sous. La voiture a fini à la ferraille et l’abricot est retourné à la SPA. Je me fous de tout, excepté d’une chose. Vous êtes là, je suis là. Le reste je m’en fous.
Elle aussi, à sa façon, savait être intraitable.
Tard dans la nuit, elle se réveilla en sursaut. La neige emmitouflait les bruits et le silence lui-même avait quelque chose de feutré et de lancinant. Endormi, Schneider la tenait par la taille. Elle se garda bien de bouger. Quelque chose l’avait réveillée en sursaut, comme un appel très ténu et lointain, ou le souvenir d’un appel venu du fond de la nuit, et qu’on n’est pas tout à fait sûr d’avoir entendu. Quelque chose avait tressailli dans son corps. Subitement, elle avait eu la certitude qu’elle portait la vie en elle.
16
— Voilà, annonça Schneider d’une voix atone. On ferme. Il y a eu un règlement de juges hier après-midi au parquet. Qu’on aime ou qu’on n’aime pas, on clôture en l’état et on transmet le dossier.
— Ce qui veut dire que la miss va s’en tirer fleur, observa Charlie Catala avec aigreur.
— Je ne le dirais pas de cette manière, remarqua Schneider, mais c’est le sens général. N’importe quel avocat n’aurait aucun mal à plaider l’irresponsabilité mentale. Manie avec symptômes psychotiques. Tout le monde est d’accord pour estimer qu’un procès d’assises coûte cher. Personne n’est disposé à gaspiller les deniers du contribuable. (Il était difficile de déterminer si son ton tenait ou non du pur persiflage. Il remua les épaules, en insistant.) Dans tous les cas de figure, les instructions sont formelles : clôture et transmission.
Il balaya ses hommes du regard, sans quêter la moindre approbation. Müller lui opposa une face impassible, les pouces dans la ceinture, chevilles croisées. Nello se contenta de hocher lentement la tête, le temps sans doute que la nouvelle parvienne au cerveau. Dumont nettoyait ses lunettes avec un acharnement suspect et son doux regard de myope errait dans le vague. Courapied leva un genou et lâcha un pet parfaitement audible, ce qui était sa manière de manifester sa réprobation. Schneider ne se sentit pas le courage de pousser un coup de gueule. Ses troupes n’étaient pas contentes. Personne n’aurait été content à leur place. L’affaire Meunier avait volé en éclats. D’un autre côté, les flics n’avaient pas pour vocation unique ou même principale d’être contents ou pas contents.
Hors le cas de flagrant délit, qui les contraignait par le poids des faits, ils avaient pour mission d’exécuter les instructions qu’on leur donnait. Le reste n’était que pure poésie. Schneider n’avait que foutre des états d’âme. Il alluma une cigarette, sortit un magnétophone à piles d’un tiroir, puis la cassette qu’il avait dans la poche de sa veste et l’inséra.
— Autre chose, dit-il avant de lancer le son. On dirait que les affaires reprennent.
La voix était claire et distincte, l’enregistrement de bonne qualité. Elle ne chuchotait pas et n’entendait pas se déguiser. Les flics estimèrent que c’était celle d’un individu entre trente et quarante ans, de sexe mâle et sans doute de race caucasienne, et qui s’exprimait sans hâte, posément, sans aucun accent définissable, sur ce qui pouvait passer pour un ton de compte rendu. Ni le texte du message, ni la voix (ni rien du tout) ne ressemblait à l’information communiquée à la sauvette par une balance, au petit bonheur la chance.
Nello intervint. Il était mal à l’aise. Il avait été le premier policier à avoir eu vent de l’affaire. Il était bien implanté. Il avait gratté comme un malade. Il se demandait si en grattant, il n’avait pas mis la puce à l’oreille à quelqu’un. Personne n’en saurait sans doute jamais rien. On en revenait cependant toujours au même. Bubu allait monter sur un coup de transfert. Jusqu’à présent, on ne savait ni où ni comment, mais on savait que Bubu allait monter au braquage. On savait à présent qu’il allait parasiter un coup. Pourtant, il s’était tenu tranquille durant vingt ans. Sa casse sur la zone industrielle était un établissement prospère et qui rapportait gros. Une seule fois en vingt ans, on avait essayé de le redresser sur un vol de trois tonnes de cuivre commis au dépôt SNCF. Le cuivre n’avait jamais été retrouvé, l’affaire n’avait pas abouti. Nello s’inquiéta :
— Comment ça se fait qu’on vous a envoyé cette cassette ?
— Aucune idée, dit Schneider avec réticence. Des comptes qui se règlent en coulisse.
— Qui a intérêt que Bubu capote ? se demanda Dumont.
— Aucune idée, répéta Schneider d’un ton pensif.
Lui non plus n’aimait pas les affaires livrées clés en main. Il n’aimait pas que la mariée fût trop belle. Nello avait sans doute posé la question de trop à la personne à laquelle il ne fallait pas la poser et l’information était remontée en sens inverse. Une seule chose était sûre, aux petites heures le lendemain matin, une voiture (Ford Granada deux litres blanche) allait livrer vingt barres d’or contenues dans deux mallettes en alu sur la casse. Il y aurait trois convoyeurs armés. Les mallettes seraient transférées dans le faux plancher d’un break 504 aménagé dans l’atelier de soudure de Bubu Wittgenstein. Une heure plus tard, les soudures meulées avec soin, le plancher enduit de deux couches de blacson, le tapis de sol remis en place, le break repartirait (en principe) sous la garde des convoyeurs, pour être vendu à Tlemcen. Ou ailleurs. En réalité, Schneider savait à présent que le véhicule de livraison atterrirait directement dans la presse hydraulique de la casse, après qu’on en aurait retiré les pneus et après l’avoir dépouillée de diverses pièces vendables, mais avec les trois convoyeurs dans le coffre.
La Ford Granada blanche présenterait alors l’aspect d’une compression d’environ un mètre cube et serait rapidement expédiée à la fonderie. Peu à peu, au cours des ans, Bubu avait mis au point une entreprise rentable et qui agissait (semblait-il) dans un contexte de transparence et de traçabilité parfaites.
— Ça fait dix fois qu’on entend chanter que Bubu envoie des types au four, grommela Müller. L’ennui, c’est qu’on n’a jamais rien pu prouver.
— On n’a jamais essayé de prouver quoi que ce soit, observa Charles Catala d’un ton acerbe. Bubu rend des services à tout le monde, aux flics pour commencer. En plus, c’est pas un mauvais bougre. Un type qui restaure une Continental de A à Z, de la cave au grenier, ne peut pas être un sale type. Même avec un fusil Remington au poing.
Schneider laissa passer sans relever. Bubu avait toujours été assez malin pour couvrir ses traces. Cette fois, les choses étaient différentes. Il avait été balancé (ou piégé), et par un type qui devait se trouver assis sur ses genoux. Si l’on en croyait la cassette (et il y avait autant de raisons de la croire que de ne pas la croire), Schneider disposait du mode opératoire, ainsi que du timing de l’action, presque à l’heure près. Il ne lui restait qu’à tendre une souricière et à ramasser la donne. Et peu importait qui lui avait guidé la main.
Schneider fumait, le visage fermé.
Quoi qu’il décidât, les autres devraient suivre.
— Selon ce qu’on sait, les convoyeurs seront armés de pistolets-mitrailleurs Uzi, réfléchit Schneider. De son côté, Bubu n’aura aucun mal à trouver des soldats dans la famille pour couvrir le coup. Ils seront armés eux aussi. Bubu n’est pas un comique, les autres non plus. On risque l’artillage, mais en vase clos. Tout devra se passer dans le périmètre de la casse, pour éviter toute perte civile.