Brusquement, il y eut une série d’appels de phares excédés dans le rétroviseur. Moins d’un mètre derrière son coffre, une Golf seize soupapes tentait de forcer le passage en se jetant de droite et de gauche, avec l’arrogance d’une voiture de circuit. Schneider ralentit et se rangea sur le côté. Au passage de la Golf, en une fraction de seconde, il lui sembla apercevoir, tourné vers lui, le beau visage carré et très en colère d’une jeune femme à la grande bouche sombre, et qui avait l’air de l’insulter. Il eut subitement un bref pincement au cœur, une sorte de spasme d’amertume. Ce genre de femme était bien trop cher pour un baltringue comme lui. Elle était même hors de prix et elle le savait. La Golf ne tarda pas à disparaître au premier tournant, en bombardant le bas-côté droit d’une grosse giclée de graviers. Schneider alluma une cigarette au cul de la précédente. Plus loin, à travers les arbres, on pouvait commencer à apercevoir des lumières. Monsieur Tom avait bien fait les choses : tout le parc à l’avant de la maison était éclairé comme a giorno et il y avait même des voituriers affairés à conduire les véhicules au parking, où déjà plus d’une cinquantaine de voitures étaient rangées sous les frondaisons comme pour un concours d’élégance.
Schneider fit avancer la Conti au ralenti. Les pneus chuintaient sur le gravier, dans la lumière blanche des projecteurs. Il fallait une bonne dose d’insolence ou de mépris pour se rendre en Lincoln à un pince-fesses chez Monsieur Tom. Ou une certaine capacité d’ironie. Monsieur Tom avait parfaitement bien fait les choses : un gosse en livrée bordeaux ne tarda pas à apparaître. Il parvenait à ne paraître ni emprunté ni obséquieux. Il se pencha à la portière, Schneider actionna la glace électrique.
— Parking, monsieur ?
— Parking, fiston.
— Continental, n’est-ce pas, monsieur ?
— Oui, fiston.
— Mark IV. On n’en voit plus beaucoup.
— On n’en a jamais vu beaucoup.
Le jeune homme sourit. Son franc visage avenant était criblé de taches de rousseur, comme si on l’eût saupoudré à l’instant même de levure diététique. Il souriait à la vie. Et pourquoi pas ? Juste le genre de type qu’une fille normalement constituée devait avoir tout de suite envie d’aimer. Rien de moche ou d’usagé et sans doute rien de tordu. Schneider ne pouvait rien y trouver à redire. Il y avait un temps pour aimer et un temps pour être aimé. Il y avait un temps pour vivre et un temps pour mourir. Il y avait un temps pour tout. Il sortit de la voiture et prit pour rire une voix de dur :
— Traitez-la comme une vraie duchesse, fiston.
— Pas de lézard, monsieur.
Schneider regarda la Conti s’éloigner avec une lenteur silencieuse dans la fumée bleue de son double échappement. D’autres la regardaient aussi. Ils regardaient la voiture et en même temps le maigre type en trench ceinturé qui fumait et semblait attendre quelque chose ou quelqu’un. À peu de distance, le commercial pressé à la Golf seize soupapes se battait avec son extractible sous le regard excédé d’un autre voiturier. Le poste extractible n’est pas fait pour l’homme, mais l’homme pour l’extractible, réfléchit Schneider. Il ne savait pas trop s’il fallait qu’il reste ou qu’il s’en aille. Il pouvait demander au gosse de ramener la Conti et repartir.
Il pouvait également tout aussi bien rester, du moment qu’il était là.
Sous l’effet du vent, la pinède grondait dans son dos comme un train de marchandises qui s’apprête à entrer en gare, bien décidé à griller la station. Pourtant, là où Schneider se trouvait, il semblait qu’il fît calme plat. Tout policier digne de ce nom n’est qu’un œil froid et fixe sans cesse porté sur ce qui l’entoure. Il s’interdit tout excès d’enthousiasme, comme la moindre nuance de blâme et ne prend jamais parti. Par pur réflexe professionnel, il reporta le regard sur le type qui se colletait avec son extractible. L’homme venait juste de passer la trentaine à la corde. Il avait le physique convenu et l’expression implacablement résolue de tous les jeunes commerciaux promis à un bel avenir dans les domaines du double vitrage, des adoucisseurs d’eau ou du rachat de créance.
À mi-hauteur du perron, sa compagne se tenait étroitement drapée dans sa veste de fourrure et sa colère. Schneider esquissa le brouillon d’un éventuel rapport de police : Toto a la trouille de se faire voler son Pioneer et se bat pour l’embarquer. Le loufiat, qui est un professionnel, sent bien qu’il a affaire à un parfait con et s’agace. Pendant ce temps, la femme se caille en plein vent et fait la gueule. C’était compréhensible, dans la mesure où elle ne semblait pas avoir grand-chose sur le dos. Robe noire aux genoux, bas ou collants de couleur sombre. Sous-vêtements ignorés. Des escarpins vernis aux talons juste un peu hauts, mais pas trop. Les chevilles tordues dans le sens de la montée trahissaient elles aussi l’exaspération, ainsi que le manque d’habitude. Sous la lourde crinière que le vent embroussaillait, on ne voyait plus de sa face que la grande bouche sombre, tordue de rage. C’était bien celle qu’il avait aperçue durant une fraction de seconde quand la Golf l’avait dépassé en accélération.
Schneider allait détourner le regard, lorsque subitement, la femme avait fourragé dans ses cheveux et, sans aucun doute possible, avait jeté un brusque regard vers lui. Leurs yeux s’étaient alors rencontrés de plein fouet. Dans la voiture aussi, elle l’avait regardé, il en avait à présent la certitude. La chose n’avait pas duré plus qu’une fraction d’instant, et pourtant, il en était sûr. Et non seulement, à présent, ils s’étaient indiscutablement regardés, mais elle ne le quittait pas des yeux, au point de conserver la main en suspens dans ses cheveux, les lèvres entrouvertes et sur lesquelles toute trace de colère ou de mépris avait disparu, comme si elle venait subitement de découvrir autre chose. Son regard calme et fixe trahissait une sorte de stupeur machinale, presque de souffrance. Son regard n’entendait pas quitter celui de Schneider.
Il ressentit alors cet instant de brusque désespoir, lorsque l’on ne souffre pas encore, mais que l’on sait déjà qu’une balle de fort calibre vient de vous frapper de plein fouet.
Le gosse aux éphélides était revenu en agitant le trousseau qu’il exhibait avec la fierté d’un trophée conquis de haute lutte. Il avait suivi le regard de Schneider et vu la femme du perron que son compagnon embarquait à l’intérieur sans ménagement, le poste extractible d’une main, la femme de l’autre sans qu’on pût y discerner de différence.
Le gosse remarqua, avec toute la nostalgie dont était capable un jeune homme qui n’avait sans doute pas encore vingt ans :
— Belle bête, hein, monsieur ?
Il n’était pas aisé de deviner s’il parlait de la Continental ou de la femme.
Il reporta le regard sur le visage sans vie du policier.