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Tout se passa en quelques secondes. Bubu tira une première fois, la balle fredonna au passage et alla se perdre au loin, et il réarma en hâte. La seconde balle traversa de part en part la parka de Schneider, sans le toucher. Il n’y en eut pas de troisième. Comme au stand, Schneider avait levé le bras tendu à la perpendiculaire du corps, sans même prendre la peine d’effacer le torse. Il avait tiré deux fois coup sur coup. La première balle avait frappé Bubu à l’œil droit, la seconde en plein front.

Un silence strident avait succédé au grondement du lourd automatique.

Schneider s’était avancé en remettant le pistolet à l’étui, avait écarté du pied le Remington de Bubu. Sans avoir besoin de se pencher, il savait que l’homme était mort.

Sans désemparer, il avait passé au storno le message réglementaire de fin d’opération et sans ajouter un mot, il était retourné à sa voiture de commandement. Dans l’habitacle silencieux et glacé, il avait allumé une cigarette. Ses doigts tremblaient tellement qu’il avait dû s’y reprendre à plusieurs fois avant d’y parvenir.

Il avait ensuite dirigé les investigations avec sa précision et sa froideur habituelles. Chiquito avait été stoppé par une jambe de pantalon à mi-hauteur du grillage. Charles Catala l’avait fait descendre sans rudesse, l’avait palpé, retourné et menotté dans le dos. Chiquito avait aussitôt demandé son avocat. On avait sorti les mallettes de photographe et constaté la présence des lingots, que Schneider avait comptés en présence effective et constante de deux témoins, Dumont et Courapied.

On avait étendu une bâche sur le corps de Bubu et laissé ceux des convoyeurs dans le coffre ouvert, dans l’attente des techniciens de l’Identité judiciaire. Le commissaire Manière avait fait une brève apparition sur le coup des onze heures. Il avait déclaré que la station météo locale avait annoncé moins dix-sept à son relevé d’informations du matin. De son côté, Schneider avait rendu compte avec laconisme.

Au cours de l’interpellation, il avait dû faire usage de son arme. Manière s’était approché du corps, avait soulevé un pan de bâche. Il avait constaté le groupement parfait, les deux balles dans un rayon de dix centimètres — parfait pour un tir de police sur un individu armé, et qui venait lui-même d’ouvrir le feu par deux fois sur un fonctionnaire d’autorité. Manière avait déclaré, en laissant retomber la bâche :

— Je n’en attendais pas moins de vous, Schneider.

Quatre hommes étaient morts et personne n’en voulait à personne. Schneider se rappela ce qu’il avait déclaré lui-même la veille à la jeune femme : routine.

Avant de retourner à sa voiture où le chauffeur attendait sans impatience, Manière dit :

— Vous voudrez bien remettre votre arme à la balistique pour examen.

Schneider avait acquiescé en silence. Il connaissait la règle. Lorsqu’un policier est contraint de tirer, son arme passe à la balistique, comme toute arme ayant contribué à la commission d’un crime. Il avait regardé la voiture de Manière s’en aller. C’était un véhicule à traction avant bardé d’antennes et qui tenait sur la glace du chemin. Puis Müller était apparu en annonçant d’un ton très distant qu’au cours de la perquisition, dans le bureau de Bubu, on venait de faire ce qui s’apparentait à la découverte du siècle. Pas moins d’une dizaine d’armes de poing et d’épaule, avec les munitions équivalentes, plusieurs pains de penthrite, des détonateurs. Une collection de papiers d’identité concernant aussi bien des mâles que des femelles.

En passant les détenteurs aux fichiers, les policiers avaient eu la surprise (mesurée) de constater que la plupart d’entre eux figuraient sur celui des Personnes disparues. Il s’agissait donc de documents « en instance de réaffectation », avait conclu Schneider dans son rapport final. Sans toujours l’apprécier outre mesure, le parquet connaissait l’humour sarcastique du policier. Lequel avait laissé l’adversaire lui tirer dessus deux fois avant de l’abattre.

La parka traversée de part en part avait fait elle-même partie des saisies, établissant sans conteste le péril imminent auquel Schneider avait dû faire face, ainsi que la réalité de la menace à laquelle il avait été contraint de réagir. En droit, en cas de légitime défense de soi-même et des autres, la riposte doit être strictement proportionnée à l’attaque.

Tous les témoins en étaient convenus : Schneider avait agi en état de légitime défense. Nul ne pouvait le contester. Seuls les plus pinailleurs auraient été en droit d’observer que Schneider aurait pu opter pour un tir incapacitant, plutôt que de viser (et toucher) la tête. On ne pouvait que constater que Schneider avait tiré pour tuer. Deux choses modéraient cette objection. D’abord, il avait bel et bien tenté de parlementer, le pistolet tenu le long de la cuisse, le doigt le long du pontet, ce qui indiquait qu’il n’était pas disposé à faire immédiatement usage de son arme. Un instant, tout le monde avait bel et bien cru qu’il était en passe de réussir, mais les choses avaient tourné autrement. Ensuite, en retirant les cartouches restantes du Remington, on s’était rendu compte que les cartouches non percutées étaient toutes chargées à la chevrotine. Les chevrotines double zéro sont des projectiles mortels, de grosses billes de plomb, qui s’écartent presque dès la sortie du canon et peuvent faucher, pratiquement sans viser, tout ce qui se trouve à moyenne distance. Le riot-gun, ou fusil antiémeute, avait été conçu et réalisé à cet usage par les Américains, faucher la foule — noire de préférence.

En d’autres termes, si Bubu avait rempli tout le magasin de son arme à la double zéro, au lieu de faire une sorte de tir de sommation avec les deux premières balles à sanglier, Schneider avait toutes les chances d’être mort. Et dans la foulée, deux ou trois autres flics auraient pu y passer aussi. Légalement, Schneider avait donc fait ce qu’il devait faire.

Chacun avait encore en tête le fracas du fusil, deux coups lourds parfaitement espacés, puis les deux grondements du Colt qui n’en faisaient presque qu’un seul. Après qu’on eut emporté le corps, Schneider était resté à contempler silencieusement la neige sale à ses pieds, puis il avait tourné les talons et regagné sa voiture. La fête était finie.

C’était devenu une sorte de rituel. Si Schneider ne l’attendait pas sous l’auvent en haut des marches, Cheroquee laissait la voiture au parking et allait l’attendre aux Abattoirs. Dagmar l’accueillait toujours avec une certaine chaleur. Elle allait prendre place à une table d’où elle le verrait arriver. Dagmar lui apportait un martini blanc. La jeune femme défaisait son manteau, secouait sa lourde crinière. Elle remerciait, elles échangeaient quelques mots. Elles auraient dû se faire la guerre, mais toutes deux savaient que ce serait une guerre inutile. On ne se disputait pas Schneider. Schneider n’était à personne. Ce soir-là, Dagmar se pencha.

C’était vrai qu’elle avait une poitrine assez exceptionnelle — des seins durs et fermes en forme d’obus. Elle avait déclaré dans un souffle :

— Vous avez appris la fusillade, ce matin ?

Aussitôt, le visage de Cheroquee avait pris un teint terreux. Tout de suite, Dagmar avait posé la main sur son avant-bras.

— Vous inquiétez pas, il n’a rien.