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Dagmar avait ri doucement et déclaré avec une sorte de fierté, le majeur et l’index plantés en ciseaux au milieu du front :

— C’est le clampin d’en face, qui y est resté. Deux balles, direct.

Cheroquee avait alors aperçu la silhouette de Schneider. Il tâchait d’avancer aussi rapidement que le lui permettait la neige glacée. Il était entré en coup de vent. Il s’était assis en face d’elle, avec un geste de la tête. Long time no see. Dagmar avait posé un scotch devant lui et s’était éclipsée. Cheroquee avait saisi ses doigts glacés.

— C’est vrai, ce matin, la fusillade ?

Il avait acquiescé en silence, sans la regarder, puis avait déclaré avec gêne :

— Vous vous rappelez la Lincoln, la première fois qu’on s’est rencontrés.

— Je me rappelle. Je me rappelle que c’est bien la première fois que j’ai failli faire l’amour dans une Lincoln. Faire l’amour dans une Lincoln avec un inconnu que je venais de rencontrer à peine deux heures avant.

Elle avait réfléchi une seconde, puis ajouté pensivement, le regard grave :

— Ça restera un des grands regrets de ma vie. De ne pas l’avoir fait.

— C’est lui qui me l’avait prêtée, dit Schneider.

— Lui ?

— Le type de ce matin.

— C’est vous qui l’avez abattu ?

Schneider n’avait pas touché à son verre.

— Qui vous l’a dit ?

— Dagmar.

Si Dagmar savait, toute la ville savait. Tous les flics savaient. Tout le monde savait. Schneider avait pratiquement bordé l’essentiel de la procédure et le reste pouvait attendre le lendemain. Il avait remis son arme à la balistique. Compte tenu de la charge de travail induite par l’affaire Wittgenstein, le technicien avait regretté de ne pas pouvoir lui restituer le Colt avant quarante-huit heures. Schneider avait déclaré qu’il n’entendait pas s’en servir de nouveau dans les quarante-huit heures.

Ils auraient pu se lever tous les deux et s’en aller, peut-être dîner quelque part, mais Schneider s’était penché brusquement :

— Rentrez seule, il me reste des trucs à faire. Pas la peine d’attendre ici. Je n’en ai pas pour longtemps.

Il n’avait toujours pas touché à son verre. Il s’était levé. Dans le mouvement, la jeune femme s’était aperçue qu’il ne portait pas d’arme. Au moment de s’en aller, il s’était penché sur ses lèvres. Puis il avait approché la bouche de son oreille et soufflé en hâte :

— Je vous aime.

Le cœur subitement serré, Cheroquee l’avait regardé s’en aller.

Pour elle, à cet instant, l’aveu avait sonné comme un adieu.

Schneider était repassé à l’Usine. Durant un grand moment, il avait relu l’ensemble des actes de procédure. Il était descendu en geôle, contrôler le livre de garde à vue. Assis sur son bat-flanc, la tête dans les mains, Chiquito ne dormait pas. Schneider était entré dans la cellule, s’était assis en face de lui. Ils avaient fumé une cigarette ensemble. Chiquito avait remarqué :

— Je vais prendre grave.

Il allait prendre grave. Il ne se plaignait pas. Il ne manifestait ni crainte ni animosité. Il avait commencé par nier, et brusquement il avait lâché et reconnu les faits. Les trois types dans la malle de la Granada. Des inconnus exécutés comme des inconnus. Ensuite, ils seraient passés à la presse et ni vu ni connu. Chiquito n’éprouvait ni haine ni regret, et pas le moindre remords. Chiquito n’était qu’un soldat : il avait fait ce qu’on lui avait dit de faire. Schneider lui aussi n’était qu’un soldat. Ils avaient fini leur cigarette, ils avaient écrasé les mégots, Schneider les avait récupérés dans sa paume (il était strictement interdit de fumer en cellule), et les avait jetés à la poubelle.

Dans son local éclairé a giorno, le garde-détenu dormait, la tête entre les bras sur Paris-Turf. Un garde est censé garder, mais Schneider ne s’était pas senti le courage de le secouer. Il était remonté, avait annoncé à la permanence qu’il sortait sur zone. Puis il était retourné dans son bureau, prendre des clés de voiture et un storno sur le rack de chargement. Même dans la pénombre des couloirs vides, le froid était saisissant — ou alors il le portait déjà en lui.

Schneider avait ressenti le besoin de se ressaisir. Il ne pouvait parler à personne de ce qui s’était produit le matin. Il ne pouvait confier à personne qu’au moment où il était parti, Bubu avait aussi emporté avec lui un morceau de l’homme qui l’avait tué. Certaines choses ne se disaient pas, parce que personne ne pouvait les comprendre. Parce qu’on ne parvient jamais à les dire comme il faut. À personne.

Schneider avait arrêté la voiture au ras de la barrière, dans la lumière verte du phare. Un phare de comédie au bout d’un chenal de comédie qui ne menait à rien. La surface du lac était terne et vitreuse, le ciel brillait de milliards d’étoiles à l’éclat minutieux et implacable. Le vent était tombé, tout reposait dans cette sorte de tranquillité du verre près de se briser. La neige glacée reflétait une sorte de lumière plate et qui semblait ne provenir de nulle part. Un mince croissant de lune paraissait au loin, au ras de l’horizon.

Le moteur craquait en se refroidissant, la radio de bord se tenait silencieuse.

Une paix précaire semblait s’être établie.

Schneider avait entrebâillé sa vitre pour ne pas embuer. Schneider était tissé de précautions et de manies, pour la plupart inutiles. Il avait devant les yeux le beau visage de la jeune femme. Sa lourde chevelure. Son expression inquiète et douloureuse, ou moqueuse et sournoise lorsqu’elle venait ramper sur lui, en ne cachant pas ce qu’elle voulait. Ses sourcils en aile de mouette, son nez droit, sa mâchoire volontaire et sa grande bouche, qui savait être aussi bien tendre et démunie, que grave et boudeuse et parfaitement insolente. Ses yeux ardoise. En pièces détachées, rien n’expliquait rien. Il lui trouvait un air de star de cinéma, avec une sorte de beauté froide et classique, arrogante les sourcils levés. Elle n’était ni froide ni classique. Ni arrogante. Il allait mettre le contact, manœuvrer en marche arrière, retourner près d’elle comme on marche vers la terre promise.

Il se rappela la femme de la grotte, avec l’enfant dans ses bras.

Elle se tenait assise contre la paroi, avec l’air d’attendre et de vouloir crier.

Dans l’ovale des lèvres momifiées, on lui voyait des dents noires acérées.

Prêtes à mordre.

Schneider alluma une cigarette, avec un coup d’œil machinal dans le rétroviseur.

Puis la fatigue et le froid le prirent en douce et il lui sembla s’engourdir.

Ce fut le crissement des pneus sur la glace qui lui fit relever la tête. Une masse sombre obstruait à présent la lunette arrière. Schneider distingua la silhouette carrée d’un gros 4 × 4 qui s’était avancé en courant sur l’erre, tous feux éteints. Au même instant, un autre véhicule était venu bloquer la portière droite. Schneider avait compris instantanément. Sa main droite s’était portée à la hanche, mais il s’était rappelé qu’il avait remis son arme à la balistique. À proprement parler, il n’avait pas eu peur, il avait seulement ressenti de la rage. Une rage foudroyante et glacée d’animal pris au piège.

Deux hommes étaient sortis de chacun des deux véhicules. Quatre silhouettes cagoulées en tenue ardoise. Ils s’approchaient sans hâte, comme pour faire durer un suspens quelque peu théâtral et parfaitement inutile. Schneider savait qu’il n’aurait pas le temps de passer le message fonctionnaire en difficulté, et que, s’il le faisait, les gens de la brigade de nuit n’auraient pas le temps de lui porter secours. Il pouvait essayer de rester à l’intérieur, mais les vitres ne résisteraient pas longtemps sous les coups d’une clé à molette, d’un démonte-pneu ou d’une batte de base-ball. Il savait aussi qu’un homme qu’on tire de force d’un véhicule est toujours plus vulnérable que celui qui se rue dehors et définit ainsi lui-même sa zone de mort — ou son périmètre de survie. Schneider se jeta dehors en aspirant une grande bouffée d’air glacé, boula deux fois pour prendre de la distance, tout en arrachant les menottes de sa ceinture. À quatre contre un, l’affaire était jouable. Ça allait faire mal des deux côtés, mais c’était jouable. Schneider enfila les menottes en poing américain. Il ne chercha pas à se défiler. Les types en face commencèrent à se déployer en tenaille. Schneider bougeait sans arrêt, en cherchant l’angle d’attaque. Ils s’approchaient, Schneider cogna deux fois, écrasa un visage sous son poing. Le type tomba sur le dos en agitant les jambes et en gueulant.