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Schneider se déplaçait toujours, à toute allure. Un instant, on put même se demander qui chassait qui et si ses agresseurs n’allaient pas rompre. Et brusquement, un coup qu’il n’avait ni vu ni entendu venir le faucha au niveau du haut des reins. Batte de base-ball, matraque de CRS, peu importait. Le moyen idéal qu’employaient les flics pour faire tomber un mec à genoux. Scheider tomba à genoux, d’un bloc, comme paralysé du bas. Il avait manqué de vigilance et perdu de vue un court instant l’un de ses agresseurs.

Il avait joué, il avait perdu. Tant pis pour sa gueule.

Il eut la certitude qu’il avait affaire à des flics, ou assimilés, gardiens de prison, agents de surveillance privée, et qu’il allait manger grave. Il eut l’espoir qu’ils ne le finiraient pas. Une grêle de coups s’abattit sur lui. Recroquevillé en position fœtale, il tâcha de se protéger le visage et les couilles. Trop d’information tue l’information. Trop de douleur tue la douleur et il finit rapidement par ne plus rien sentir. Il avait cessé d’être là. Plus les autres cognaient, plus Schneider se retirait dans une grotte sans fond, dans des abîmes connus de lui seul.

Subitement, il sentit qu’on le retournait sur le dos et qu’il ne pouvait rien faire. La lumière aveuglante d’une torche électrique l’éblouit. Il eut l’impression de rire, et peut-être après tout riait-il. Quelqu’un le prit par le col, le souleva de force. Il entendit une voix affirmer de manière risible :

— Crève, salope.

Il allait donc crever. La chose n’avait rien d’inadmissible. Il rit pour de bon, s’étrangla en avalant du sang. Au même instant, il y eut une grande déflagration, une lame d’acier portée au rouge sembla lui traverser le côté droit de la tête et ce fut le noir.

18

Il était une heure du matin, quand Charlie Catala était venu la chercher. Il lui avait seulement dit que Schneider venait d’avoir un accident et qu’il était au Samu. Il n’en savait pas plus, ou ne voulait pas en dire plus. Elle s’était habillée en hâte. Malgré l’heure, Charlie Catala avait conduit au gyrophare dans les rues désertes. Elle avait franchi le sas en courant et s’était heurtée à l’interne de garde qui l’avait arrêtée au vol et l’avait emmenée dans un box. On ne savait rien, sinon que le policier avait été battu avec une certaine sauvagerie et qu’on lui avait tiré une balle dans la bouche.

Une patrouille de la brigade de nuit avait repéré un véhicule garé tous feux éteints à proximité du phare. La vérification radio au fichier des cartes grises avait établi qu’il s’agissait d’une voiture de l’Usine. Il n’avait pas été compliqué ensuite de déterminer qu’il s’agissait d’un des véhicules affectés au groupe criminel. En s’approchant, les flics de la BSN avaient constaté que la portière du conducteur était entrouverte et que les voyants du tableau de bord étaient allumés et les clés sur le contact. Un peu plus loin, ils avaient découvert un corps étendu sur le dos. Samu demandé.

Cheroquee tremblait de manière convulsive. Elle ne parvenait pas à s’empêcher de trembler. Elle avait les mâchoires tellement contractées qu’elle ne pouvait même pas parler. L’interne de garde savait la relation qu’elle entretenait avec le policier. Tout le monde le savait. Elle ne s’en cachait pas. Elle ne parvenait pas à parler. Elle ne parvenait pas à bouger. Le jeune interne lui prit le bras, la conduisit dans la salle de garde. Il la fit asseoir dans l’un des fauteuils. C’était pour elle un lieu familier. Elle y travaillait depuis des années. Tous ceux qui étaient de service cette nuit-là la connaissaient et elle les connaissait tous. Pourtant, elle balayait les lieux et les visages d’un regard absent, comme déconnecté de tout, à la fois vide et interrogateur. On lui parlait presque au visage, on se penchait sur elle. Rien que des lieux et des êtres familiers.

Elle ne s’était pas peignée, elle avait enfilé un jean et un chandail à même la peau. Elle n’avait même pas pris le temps d’enfiler un soutien-gorge et portait de vieilles baskets défraîchies. Elle n’arrivait pas à penser, à aligner deux idées de suite. Elle regardait en dedans et ne voyait rien. Elle regardait alentour. Elle ne voyait rien de plus. Elle trouva le moyen de demander d’un trait :

— Est-ce qu’il va s’en tirer ?

Elle n’entendit pas ce qu’on lui répondait. Elle sentit qu’on s’activait autour d’elle. Elle avait bondi sur ses pieds. Elle voulait le voir. Tout de suite. Un animal déchaîné. Des griffes et des dents, avec une force décuplée par la commotion. Tout de suite, elle avait senti qu’on la maîtrisait — qu’on la plaquait au sol et qu’on la piquait dans la fesse à travers la toile de jean.

Presque aussitôt, elle avait sombré dans l’inconscience.

Schneider avait mis un peu moins de quatre jours à revenir du royaume des ombres. Pendant les quatre jours, Cheroquee avait vécu comme un zombie, la journée à faire son boulot, la nuit à demeurer assise dans un fauteuil au pied du lit, à surveiller les écrans et la face du blessé. Il avait la moitié droite du visage et l’œil couvert de bandages. Il était transfusé en permanence. Cheroquee le veillait avec une sorte de férocité muette. Elle travaillait sans prononcer un mot le jour, elle veillait sans proférer une parole la nuit. Le personnel avait commencé à s’inquiéter lorsqu’on s’était aperçu que la jeune femme ne touchait même plus à ses plateaux-repas. Elle n’emmerdait personne. Elle somnolait par intermittence.

La deuxième nuit, on lui avait annoncé qu’une personne voulait lui parler aux Entrées. Elle avait abandonné Schneider quelques instants. Monsieur Tom était assis sur l’un des sièges étroits fixés au mur, coudes aux genoux et la tête entre les mains. En entendant battre les portes, il avait aussitôt relevé le front. Il s’était levé lentement.

— Vous avez des nouvelles ?

Elle avait des nouvelles. Schneider tardait à revenir. On ne savait pas s’il reviendrait. Le scanner avait montré une commotion cérébrale, mais qui n’avait pas nécessité d’intervention chirurgicale. Il pouvait aussi bien se laisser glisser (Cheroquee avait connu des cas semblables où le patient s’enfonce sans un mot, sans le moindre espoir de retour, sans la moindre raison apparente) que remonter à la surface. Ensuite se posait la question de l’état dans lequel il reviendrait, ce qui était une tout autre paire de manches.

Cheroquee s’était rendu compte qu’elle parlait d’un strict point de vue professionnel, avec une sorte d’écho, comme dans une chambre de réverbération. Des mots précis et qui ne voulaient rien dire du tout au fond. Monsieur Tom acquiesçait de temps à autre. Subitement, il avait tourné la tête et dévisagé la jeune femme. Elle avait perdu beaucoup de son insolente beauté et de sa superbe. Elle lui parut vieillie, affaissée. Elle était au bout du rouleau. Il avait déclaré d’un ton brutal :