— Vous et moi, nous avons un point commun. Nous aimons le même homme.
À son tour, elle avait acquiescé et gardé le silence un long moment. Ils aimaient le même homme et cet homme allait peut-être partir. Elle savait que s’il partait, il ne partirait pas entièrement. Elle savait qu’il lui avait laissé un être en garde, un être qu’elle portait en elle. Elle souffrait comme une damnée, mais en même temps elle savait qu’elle ne serait jamais seule, comme elle avait pu l’être avant de le rencontrer. Monsieur Tom ne le savait pas. Personne n’avait à le savoir. Ils s’étaient rassis côte à côte.
Monsieur Tom portait une vieille veste de chasse, un pull-over à col roulé et des bottillons encore lourds de neige boueuse. Il se passa les mains sur la figure. Cheroquee s’aperçut avec surprise qu’il avait les yeux d’un assez beau vert pailleté de jaune. Elle s’aperçut avec surprise qu’il avait deux yeux, deux yeux remplis de détresse et d’amertume. Il murmura pour le sol :
— Vous ne savez pas qui est Schneider. Personne ne sait qui est Schneider. Ce que je sais, c’est ce qu’il a fait. Un jour, il vous la montrera peut-être. Cette femme dans la grotte.
Elle inclina le front. Schneider la lui avait montrée, il lui avait montré le bijou qui lui pendait sur l’épaule. Il avait même déplié le papier de soie qui contenait le bijou que la morte avait porté. C’était un temporal typique de l’art du Hoggar, un bijou d’argent, de cuivre et de fer-blanc, fait d’un carré puis de trois triangles suspendus l’un à l’autre, de taille décroissante, chacun décoré à son tour de six triangles de métal plus petits encore.
Schneider lui avait donné le bijou. Il l’avait gardé pour elle, et pour elle seule, depuis le début. Il l’avait attendue depuis toujours pour le lui donner, à elle.
— La pacification de l’Algérie n’a été qu’un génocide, dit Monsieur Tom d’une voix très sourde. Je parle des débuts, entre 1830 et 1850, lorsqu’il s’agissait d’éradiquer les populations indigènes, au nom du Progrès et de la République. Les sinistres colonnes Bugeaud, Lamoricière, le grand sabreur. Les villages incendiés, les populations massacrées. Les gens qu’on poussait dans les grottes, morts ou vivants, où on mettait le feu.
Monsieur Tom se tut un instant, puis reprit d’un débit lent et pénible.
— Schneider est tombé sur une de ces grottes. Il est tombé sur ses occupants. Il y avait un photographe de l’armée. Ce que, par dérision, Schneider appelait la Propagandastaffel. Il l’a obligé à prendre des photos, dont celles de la femme avec son enfant, ce qui était déjà une grave entorse aux règles militaires.
Monsieur Tom remontait pas à pas le chemin. Son propre chemin.
— Ensuite, avec son poignard de combat, il a déchiré son parachute pour fabriquer un linceul. Et avec la pelle-bêche d’un de ses hommes, il a creusé une tombe, dans laquelle il a inhumé les restes. La femme et son enfant, qui ne devait pas avoir plus de trois ans. Seulement eux deux et personne d’autre. Allez savoir pourquoi.
Cheroquee avait reçu de plein fouet son regard désespéré.
— Nous ne savions pas, affirma Tom. Aucun d’entre nous n’avait jamais soupçonné de pareilles atrocités de notre part. Schneider les a enterrés en direction du levant, ce qui était une connerie. (Il eut un rire amer.) Cette peuplade isolée n’était pas musulmane. Elle avait survécu aux cimeterres arabes pour tomber sous les sabres français.
Il s’était tu. Il avait cessé de la regarder en face.
— C’est à partir de là que Schneider a commencé à sortir de la route. Il avait voulu faire paraître les photos dans un journal. L’état-major l’a su. Il a été rapatrié à Alger par hélicoptère et placé aux arrêts. Il y avait déjà eu cette Légion d’honneur qu’il avait refusée après avoir été blessé dans les Aurès. Schneider a trouvé le moyen d’aggraver le score en cassant la gueule d’un officier supérieur au bar de l’Aletti, au motif que celui-ci avait proclamé que la seule manière de se tirer du merdier algérien était de casser du bougnoule, jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus. Motif futile, évidemment.
— Pourquoi me dites-vous cela ? demanda Cheroquee.
— Je veux que vous sachiez qui il est.
Il poursuivit, avec un accablement qui ne lui ressemblait pas :
— Ensuite, vous ferez de lui ce que vous voudrez.
Elle faillit dire : j’attends un enfant. Schneider ne le sait pas encore et peut-être ne le saura-t-il jamais, mais j’attends un enfant de lui. Elle faillit le dire, mais elle jugea que ce n’était pas à un tiers de l’apprendre en premier. quelle que soit la réaction qu’il aurait, seul Schneider devait le savoir en premier. Elle ne portait pas le bijou qu’il lui avait offert, mais elle l’avait en permanence sur elle dans son sac, serré dans une vieille pochette de cuir pourpre. Elle aurait aimé croire en Dieu pour le supplier de l’épargner, mais elle ne croyait pas en Dieu — en aucun Dieu, seulement en des forces secrètes qui menaient sans explication là où elles voulaient bien nous conduire. Monsieur Tom reprit à regret :
— Je ne compte pas trop sur les confidences de Schneider. Il faut que vous sachiez autre chose. Sa mère vit toujours, dans la maison de famille près de Villefranche-sur-Mer. Ils ne se sont plus parlé depuis que Schneider est entré dans l’armée, début 57. Quand il a été blessé, j’étais son chef d’unité. J’ai écrit à sa mère pour lui annoncer la nouvelle. Je lui ai proposé de venir le voir à Alger. Elle n’a jamais répondu.
— Pourquoi me dites-vous tout cela ? répéta Cheroquee, désemparée.
Monsieur Tom remua les épaules. Elle le trouva subitement vieilli. Il demeurait un homme dangereux et sans scrupule, mais semblait avoir perdu de son mordant, de la détermination sans faille qui avait fait de lui un redoutable chef de meute.
— Vous ne m’aimez pas, je le sais. Marina me l’a dit. Je ne vous demande pas de m’aimer. Je n’ai jamais demandé à personne de m’aimer. Même pas à Schneider. Je voulais juste que vous sachiez qui il est. Que vous ne vous trompiez pas.
Monsieur Tom s’était levé et était sorti sans se retourner. Il n’était pas homme à se retourner. Quant à elle, Cheroquee était revenue monter la garde près du lit de Schneider. Au passage, elle avait récupéré son sac dans les vestiaires. Hébétée de fatigue, au bord de perdre conscience, elle avait sorti la pochette de cuir et avait porté le bijou à ses lèvres. Puis, avec un frisson, elle l’avait brusquement passé autour du cou à même la peau, sous son pull. Aussi longtemps qu’elle le porterait, il vivrait. En silence, elle avait ensuite imploré le hideux visage de la morte de lui rendre Schneider. Si elle ne le faisait pas pour elle, au moins qu’elle le fasse pour l’enfant.
19
Schneider avait fini par sortir du trou. Il avait d’abord passé une semaine en chambre individuelle, puis on l’avait autorisé à sortir. Tout le temps, Cheroquee était restée à ses côtés. Monsieur Tom était venu pour la levée d’écrou. Avec la jeune femme, ils avaient reconduit Schneider chez lui. De l’avis général, le policier avait eu une chance hors du commun. La balle qu’on lui avait tirée dans la bouche (la punition réservée aux balances) s’était contentée de suivre l’extérieur du maxillaire droit sans rien abîmer au passage. Elle était sortie sous l’oreille. Le froid avait limité l’épanchement de sang.
Schneider avait eu beaucoup de chance. Il avait remarqué avec amertume :