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— Vous ne l’avez jamais revue ?

— Jamais, avait murmuré Schneider.

Quelques jours plus tard, Cheroquee lui avait annoncé comme incidemment qu’elle avait droit à une dizaine de jours de congé. En réalité, elle y avait eu droit parce qu’elle les avait demandés. Elle avait envie de rester avec lui, rien qu’avec lui. Elle ne prenait jamais de vacances et ne partait presque jamais. Elle avait envie d’être avec lui et de partir un peu. Elle avait envie qu’ils soient ensemble, ailleurs. Quelques jours. Schneider allait mieux. Elle lui avait retiré les fils sous l’oreille. Il fumait beaucoup moins et parvenait à dormir sans cachets. Sous réserve que le médecin chef l’autorise, il ne devait pas reprendre son service avant une vingtaine de jours. Ils avaient donc un peu de temps devant eux.

Cheroquee se tenait blottie contre lui. Il lui trouvait toujours un drôle d’air chiffonné et soucieux, mais n’osait pas poser de questions. Il ne comprenait pas très bien pourquoi elle s’était mise à porter ce bijou sur elle — ce bijou qui venait d’une morte. Il n’avait jamais réellement vécu avec une femme, il ne savait pas trop comment s’y prendre. Pour rien au monde, il n’aurait voulu être blessant. Il ne posait pas de questions. Il se bornait à lui tenir la main autant qu’il le pouvait et à poser les lèvres dans ses cheveux à tout bout de champ.

Ils avaient un peu de temps à eux.

Cheroquee en avait parlé à Marina. Marina en avait parlé à Monsieur Tom. Le couple possédait une villa au-dessus de Nice, une grande villa à flanc de colline avec une piscine, un champ d’oliviers et un bungalow qu’ils réservaient aux invités. Le bungalow était à leur disposition, quand ils voulaient.

— Pas besoin de Tom, avait coupé Schneider, en la serrant plus fort.

— Nice ou ailleurs.

Nice ou ailleurs, elle s’en foutait du moment qu’ils s’en allaient ensemble quelque part. Elle voulait lui parler, elle avait besoin de lui parler, mais pour d’obscures raisons qu’elle ne pouvait démêler, elle voulait que ce fût ailleurs.

— D’accord pour Nice, avait déclaré Schneider. Mais pas besoin de Tom pour ça.

Elle l’avait enlacé avec beaucoup de douceur. Elle avait très envie de pleurer. Elle n’avait jamais rien connu de comparable. Elle avançait à découvert, nue et en terre étrangère. Elle avait pensé qu’il ne reviendrait jamais et il était revenu. Elle s’était toujours considérée comme une personne saine, équilibrée et peu émotive. Une jeune femme libre et raisonnable. Et tout cela avait volé en éclats à cause d’un type qu’elle n’attendait pas. Qu’elle n’avait jamais attendu. Qu’elle pensait n’avoir jamais attendu. Ou encore qu’elle avait trop attendu, tout le temps. Un homme qui la regardait comme personne ne l’avait jamais regardée, comme si elle ne se résumait pas à une grosse paire de seins, à des fesses dures et potelées et des jambes de danseuse, même s’il lui prouvait sans difficulté qu’il était très capable de la faire hurler comme une folle, elle qui n’avait jamais été une crieuse. Un homme qui la prenait comme un soudard, qu’il n’était pas, et la caressait ensuite avec une tendresse déchirante, comme une enfant qu’elle avait cessé d’être.

Elle avait murmuré pensivement, contre sa poitrine :

— Oui, Nice, ça serait bien.

Ils étaient partis le lendemain matin, par la route, dans la petite Austin bondée de bagages à elle et dont le volant tirait exagérément à gauche. Ils avaient roulé à tour de rôle toute la journée et une partie de la nuit. Lorsque Schneider conduisait, la jeune femme lui posait les doigts sur la cuisse, ou nettement plus haut, toujours prête à défendre son bien. Lorsqu’elle était au volant, Schneider gardait la main sur son épaule. Ils avaient assisté au lever du soleil sur la mer. Ils avaient erré le long de la côte sans se presser, d’hôtel en hôtel, de bar en bar. Ils avaient laissé filer le temps comme s’il ne devait jamais s’arrêter. Schneider ne portait ni arme ni carte de police. Un homme comme les autres avec une femme comme les autres. Un soir, Cheroquee avait été prise de nausées et avait conclu elle-même à une intoxication alimentaire. Depuis deux ou trois jours, elle se sentait un peu patraque. Elle savait très bien de quoi il s’agissait, et que ce n’était pas une intoxication alimentaire. Elle avait l’aveu au bord des lèvres et en même temps, elle mourait de peur.

Deux ou trois fois, Schneider n’avait pu s’empêcher d’appeler l’Usine, pour prendre la température. Il avait appris que l’avocat de Francky Reinart avait obtenu sa levée d’écrou. Du fait que le jeune homme s’était accusé d’un crime qu’il n’avait pas commis, le parquet avait eu l’intention de le poursuivre pour outrage à magistrat et entrave au cours de la justice. Me Thomassot avait obtenu sa remise en liberté provisoire sous contrôle judiciaire. On avait procédé à la levée d’écrou. Francky était sorti et avait disparu aussitôt, sans même venir récupérer sa Harley au sous-sol de l’hôtel de police. Quant au contrôle judiciaire, il ne s’était jamais présenté. Adieu Francky.

Au moment de raccrocher, la dernière fois, Schneider avait confié à Catala :

— C’est fini, Charles. Faites savoir à Manière que je ne reviendrai pas.

Il avait raccroché et quitté en hâte la cabine. Le beau visage grave et carré de Cheroquee était tourné vers lui et son regard un peu interrogatif était lourd d’une tendresse éperdue.

Et puis, par un après-midi gris et froid au ciel immobile et à la mer étale couleur de plomb, Schneider avait arrêté la petite Austin devant une vieille maison plate de style Le Corbusier, dont le crépi de la façade s’écaillait par places. Des herbes sèches se hérissaient sur le toit en terrasse. Il y avait des aloès et un palmier, et des plantes grasses qui rampaient dans le sable gris jusque sur le trottoir, et tout semblait se trouver à l’état d’abandon. Schneider n’avait pas coupé le moteur. Il s’était penché sur le pare-brise.

— C’est là qu’elle habite, avait-il dit d’un ton distant.

Cheroquee avait frissonné, les coudes dans les paumes.

— Vous croyez ?

Tout semblait tellement désert. Dans un coin du jardin, la carcasse d’un tricycle renversé sur le côté achevait de rouiller. Au loin, par-delà la maison, un vraquier peinait le long de l’horizon. Son mince plumet de fumée grasse couché sur la poupe montrait qu’un vent faible soufflait au large.

— J’en suis sûr, avait affirmé Schneider avec plusieurs temps de retard.

Il allait repartir. Il avait déjà les doigts sur le levier de vitesse. Cheroquee avait posé la main sur la sienne.

— Vous devriez aller la voir.

Et elle avait ajouté en hâte, la gorge serrée :

— Si vous voulez, je viendrai avec vous.

Une femme d’une cinquantaine d’années était venue ouvrir et Schneider s’était présenté. Il avait présenté Cheroquee comme sa femme. La femme s’était présentée comme assistante de vie. Elle s’occupait de Marie Grantz depuis plus de vingt ans. Elle les avait laissés lambiner dans le hall sans les prier de s’asseoir, le temps d’aller voir si on accepterait de les recevoir.

On avait accepté.

Ils avaient traversé une longue pièce, où il n’y avait qu’un Steinway blanc et des portraits photographiques au mur. Ils représentaient une belle femme très brune aux yeux sombres chargés de khôl et qui semblait considérer le spectacle de la vie et des hommes avec une réticence marquée. À présent, la femme brune avait cessé de l’être. Elle avait les cheveux très blancs et les portait en chignon sur la nuque. Un châle d’indienne sur les épaules, elle se tenait assise très droite sur un fauteuil d’osier dans une vaste loggia très claire qui donnait par ses trois côtés sur la mer.