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Finalement, M. Prohartchine sentait la peur le gagner, car il voyait clairement que tout cela n’était pas si simple et ne se passerait pas comme ça. En effet, tout près de lui, enveloppé d’un manteau déchiré, un paysan montait sur une pile de bois et, les cheveux et la barbe roussis, il se mettait à ameuter la foule contre Sémione Ivanovitch. Et la foule continuait à s’épaissir et le paysan de vociférer et, pétrifié de terreur, Monsieur Prohartchine se remémorait tout à coup que ce paysan n’était autre qu’un certain cocher de fiacre ignoblement volé par lui cinq ans plus tôt, lorsqu’il avait sauté de la voiture avant de l’avoir payée, pour disparaître en coup de vent par une maison à deux issues. Ses talons bondissaient comme s’il avait couru sur une plaque de métal surchauffé. M. Prohartchine voulut crier, parler, mais sa voix s’étranglait dans sa gorge. Il sentait la pression de la foule furieuse qui l’enserrait, tel un serpent multicolore et l’étouffait. Dans un effort surhumain, il se réveillait. Mais ce n’était que pour s’apercevoir que son coin brûlait, avec son paravent et tout l’appartement, Oustinia Féodorovna et ses locataires. Son lit était en flammes et aussi son oreiller, sa couverture, son coffre et jusqu’à son précieux matelas. Sémione Ivanovitch sauta de son lit, s’empara du matelas et courut en le traînant derrière lui. C’est ainsi qu’il pénétra en chemise et pieds nus dans la chambre de son hôtesse où il fut saisi, ligoté et reporté derrière le paravent qui, soit dit en passant, ne brûlait pas du tout – c’est sa pauvre tête, en revanche, qui brûlait! On le recoucha. Ainsi l’homme aux marionnettes déguenillé, mal rasé et morose range au fond d’une caisse le polichinelle qui s’est suffisamment démené, rossant tout le monde et vendant son âme au diable. Jusqu’à une prochaine représentation, le pantin interrompra son existence, couché dans le coffre en compagnie de ce même diable, du nègre, de Pierrot, de Colombine et de l’heureux amant de cette dernière, le commissaire de police.

Toute la pension s’assembla autour du lit de Sémione Ivanovitch et resta là, faisant converger sur lui des regards curieux. Enfin, il reprit ses esprits et, par pudeur, ou par quelque autre raison, il se mit de toutes ses forces à tirer sur soi la couverture, sans doute afin de se cacher à tous ces yeux compatissants. Le premier, Marc Ivanovitch, rompit le silence et, en homme sensé, commença de dire doucement qu’il fallait se calmer, que c’était une chose mauvaise et honteuse d’être ainsi malade, que c’était bon pour les enfants, qu’il fallait se guérir et reprendre le service. Il termina même par une petite plaisanterie, disant que les appointements des employés malades n’étaient pas encore fixés et que, comme on ne leur donnait pas non plus d’avancement, une telle situation, suivant lui, ne pouvait porter d’appréciables profits. Bref, tout le monde prenait une part évidente à la souffrance de Sémione Ivanovitch et le plaignait.

Mais, avec la plus incompréhensible ingratitude, celui-ci s’obstina à rester au lit, à se taire et à tirer sa couverture. Pourtant, Marc Ivanovitch ne se tint pas pour battu et, se contenant, prononça quelques douces paroles, car on doit des ménagements au malade. Mais Sémione Ivanovitch ne voulait toujours rien entendre. D’un air méfiant, il grommelait on ne sait quoi entre ses dents et soudain il se mit à rouler de droite et de gauche des yeux furieux qui eussent voulu pouvoir réduire à eux seuls toute l’assistance en poussière. Une telle attitude rendait superflus tous les ménagements et, ne se contenant plus, voyant que cet homme s’était juré de s’entêter, très offensé, Marc Ivanovitch se mit en colère, déclara net et sans autre préambule qu’il était temps de se lever, que ça ne rimait à rien de rester ainsi couché sur les deux oreilles, qu’il était sot, indécent et mal élevé de crier nuit et jour des histoires d’incendies, de belles-sœurs, d’ivrognes, de coffres et le diable sait quoi encore, que, si Sémione Ivanovitch n’avait pas envie de dormir, il n’avait pas le droit d’en empêcher les autres et qu’il voulût bien se le tenir pour dit.

Ce discours produisit son effet. Sémione Ivanovitch se tourna tout de go vers l’orateur et lui déclara non sans fermeté, quoique d’une voix faible et enrouée:

– Toi, polisson, tais-toi. Tu n’es qu’un méchant bavard. Te prends-tu donc pour un prince, hein?

Là-dessus, Marc Ivanovitch s’emportait quand il se ressouvint d’avoir affaire à un malade, se calma et voulut lui faire honte. Derechef, Sémione Ivanovitch riposta, affirmant qu’il ne tolérerait aucune plaisanterie à son égard, fût-ce de la part d’un faiseur de vers comme Marc Ivanovitch. Un silence s’ensuivit. Enfin, revenu de son étonnement, Marc Ivanovitch déclara d’un ton ferme et non sans éloquence que Sémione Ivanovitch devait se savoir en bonne société, qu’il ne devait point ignorer comment on se conduit entre gens du monde. À l’occasion, Marc Ivanovitch cultivait le genre oratoire et aimait imposer à ses auditeurs. Au contraire, et sans doute de par sa longue pratique du silence, Sémione Ivanovitch avait le geste et la parole brefs et, s’il lui arrivait de s’engager dans quelque trop longue période, un mot en déclenchait un autre, cet autre un troisième et ainsi de suite, de sorte qu’en ayant bientôt la bouche pleine, il ne les émettait plus que dans le plus pittoresque désordre. C’est pourquoi, en dépit de toute sa sagesse, il lui arrivait de lâcher des bêtises. Il répondit:

– Tu mens! Tu n’es qu’un noceur. Mais tu finiras par prendre ton sac et t’en aller mendier. Tu n’es qu’un libre-penseur, un va-nu-pieds. Voilà pour toi, poétaillon!