– Sémione Ivanovitch, vous continuez à divaguer.
– Sais-tu? répondit le malade, un sot divague, un chien divague et le sage emploie son intelligence. Tu ne connais rien à rien, va-nu-pieds, savant que tu es… livre imprimé! Un jour, tu prendras feu et tu ne t’apercevras même pas que ta tête brûle. Comprends-tu l’apologue?
– Eh bien… mais… c’est-à-dire… qu’est-ce que vous dites? que ma tête brûlera?
D’ailleurs, Marc Ivanovitch n’acheva pas. Tout le monde voyait bien que Sémione Ivanovitch n’avait pas repris son équilibre mental et qu’il divaguait. Mais la logeuse ne put se tenir de rappeler incidemment qu’il y avait une fille chauve qui avait mis le feu à une maison de la ruelle Krivoï en allumant une bougie et en communiquant le feu au garde-manger. Mais un pareil accident n’arriverait certainement pas ici et tout le monde pouvait se considérer en sûreté dans son coin…
– Voyons, Sémione Ivanovitch, s’exclama hors de lui Zénobi Prokofitch interrompant l’hôtesse, Sémione Ivanovitch, pour qui vous prenez-vous donc? Nous ne sommes pas à vous raconter des histoires de belles-sœurs, ou d’examens, ou de danse. C’est ça que vous vous figurez, n’est-ce pas?
– Eh bien, toi, reprit notre héros qui ramassa ses dernières forces pour se soulever sur son lit, furieux de ces marques d’intérêt, eh bien, toi, écoute-moi ça: qu’est-ce qu’un bouffon? C’est toi ou un chien, mais je ne dirai pas de bêtises pour te faire plaisir. Entends-tu, polisson? Je ne suis pas ton domestique, Monsieur.
Sémione Ivanovitch voulut encore dire quelque chose, mais, à bout de forces, il retomba sur son lit. Tous restèrent là, bouche bée, devinant où en était maintenant leur commensal et ne sachant trop que faire pour lui porter secours. Soudain, la porte de la cuisine grinça, s’entrouvrit et l’on vit passer une tête – celle de cet ivrogne ami de Prohartchine, le sieur Zimoveikine – une tête qui examina timidement les locaux, à son habitude. On eut dit qu’on l’attendait. Tout le monde lui fit signe d’approcher au plus vite. Enchanté et sans même ôter son pardessus, il s’approcha du lit.
Sans aucun doute, Zimoveikine avait traversé dans la soirée des moments difficiles. Le côté droit de son visage disparaissait sous un pansement; ses paupières tuméfiées se trempaient du pus épanché par ses yeux et, de sa redingote, de tout son costume en loques, la partie gauche se trouvait enduite d’on ne savait quelle sale boue. Il portait sous le bras un violon qu’évidemment il allait vendre. On n’avait pas eu tort de l’appeler à la rescousse, car, dès qu’il sut de quoi il retournait, il s’adressa à Sémione Ivanovitch d’un air de supériorité consciente, comme un homme qui connaît le bouton à pousser.
– Voyons, Sienka, s’écria-t-il, lève-toi. Voyons Sienka, Prohartchine le sage, rends-toi à la raison. Si tu t’obstines, je te jette hors du lit; ne t’obstine pas, veux-tu?
La brève énergie de ce discours ne laissa pas d’étonner les assistants. Mais ils s’étonnèrent encore bien plus en constatant que ces paroles et l’aspect du personnage impressionnaient, effrayaient Prohartchine, à un tel point, que c’est à peine s’il put se décider à murmurer entre ses dents l’indispensable anathème:
– Toi, malheureux, va-t’en. Tu n’es qu’un misérable, un voleur; entends-tu, propre-à-rien, beau prince, un voleur!
– Non, frère, riposta Zimoveikine, sans perdre un grain de son sang-froid; sage Prohartchine, tu n’agis pas comme il faut – et, jetant autour de lui un regard satisfait, il poursuivit: – et puis, pas d’histoires, n’est-ce pas? Je te conseille de céder si tu ne veux pas que je te démasque, que je raconte tout, entends-tu?
Sémione Ivanovitch sembla vivement frappé de ces paroles: il tressaillit et se mit à promener autour de lui des regards effarés. Enchanté de son effet, M. Zimoveikine allait continuer quand Marc Ivanovitch devança son zèle et, voyant Sémione Ivanovitch un peu remis, il lui fit observer que «la culture de semblables conceptions était, pour le moment, non seulement inutile, mais encore nuisible, non seulement nuisible, mais absolument immorale, que c’était faire tort aux autres et leur donner le plus funeste exemple.» Tous attendaient le meilleur résultat de cette homélie, d’autant plus que Sémione Ivanovitch, tout à fait calme, maintenant, y répondit avec modération. Une courtoise discussion s’engagea. Avec un fraternel intérêt on s’enquérait auprès de Sémione Ivanovitch de ce qui avait pu l’effrayer pareillement. Il répondit, mais fort évasivement; on insista, il répliqua; chacun des deux partis reprit encore une fois la parole et puis tout le monde s’en mêla et la conversation prit un tour tellement étrange et surprenant que positivement, c’est à ne pas savoir comment la rapporter. La modération se mua en impatience, l’impatience en cris, les cris en larmes et, furieux, Marc Ivanovitch finit par s’en aller, l’écume aux lèvres, en déclarant que jusqu’alors, il n’avait point rencontré d’homme aussi contrariant. Oplévaniev cracha de mépris; Okéanov parut effrayé; Zénobi Prokofitch pleura et Oustinia Féodorovna répandit un ruisseau de larmes, gémissant que «c’en était fini de son locataire, qu’il avait perdu la raison, et allait mourir si jeune, sans passeport, qu’elle était orpheline et que, bien sûr, on la menait à l’abîme.» En un mot, tout le monde put se convaincre que la semence avait bien pris, que tout avait germé à souhait, que le sol avait été béni et que Sémione Ivanovitch s’était merveilleusement bien et irrémédiablement dérangé la tête en leur compagnie. Tous se turent car, s’ils avaient su terrifier Sémione Ivanovitch, eux-mêmes avaient peur maintenant et se sentaient pleins de compassion…
– Comment! s’écria Marc Ivanovitch. Mais que craignez-vous donc? Quelle mouche vous pique? Qui diable pense à vous seulement? De quel droit tremblez-vous ainsi? Qu’est-ce que vous êtes donc? Un simple zéro, Monsieur, moins qu’une pelure d’orange! voilà ce que vous êtes. Y a-t-il là de quoi se frapper? Si une femme est écrasée dans la rue, allez-vous vous imaginer que vous devez l’être aussi? Et si une maison brûle, pensez-vous que votre tête doive brûler aussi? Hein? Eh bien, voyons, Monsieur, quoi donc?
– Tu… tu… tu… es bête! marmottait Sémione Ivanovitch. On te mangera le nez… tu le mangeras toi-même avec du pain sans seulement t’en apercevoir.
– Bête! bête! vociférait Marc Ivanovitch n’en pouvant croire ses oreilles. Soit: mettons que je suis bête. Mais est-ce que j’ai des examens à passer? à me marier? à apprendre la danse? est-ce que la terre va me manquer? Quoi, petit père, vous n’avez pas assez de place? Le plancher va-t-il s’effondrer sous vous?
– Oui, oui… on te demandera ton avis… On la fermera, voilà tout.
– Voilà tout! voilà tout!… qu’est-ce qu’on fermera? Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire-là, hein?
– Ça n’empêche pas que l’ivrogne, on l’a renvoyé…
– Bon, on l’a renvoyé, mais c’est un ivrogne, tandis que vous ou moi, nous sommes des hommes convenables!
– Convenables, bon. Et, pourtant, elle est toujours là…
– Toujours!… Qui ça, elle?
– Mais, la chancellerie!… la chan… celle… rie!!!
– Bien sûr, estropié de cervelle; on en a besoin, de la chancellerie…
– On en a besoin; on en a besoin aujourd’hui, demain, et puis, après-demain, il peut très bien arriver qu’on n’en ait plus besoin. C’est toujours la même histoire…