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Sa mère lui en voudrait d'avoir attenté à ses jours, elle refuserait d'aller la voir à la morgue. Elle déchirerait ses photos, et mettrait en pièces une vieille poupée que sa fille avait traînée toute son enfance et qu'elle gardait jusqu'alors comme une relique. Le jour de son incinération, elle organiserait une petite fête dans son appartement exigu. Ses invités seraient choqués par sa haine. Elle regretterait même de ne pas l'avoir battue quand elle était gamine, et bouclée adolescente dans un placard à balais. Elle lui reprocherait cette façon inadmissible de fausser compagnie, de laisser les autres se débattre. Elle aurait voulu pouvoir se venger, lui infliger un demisiècle de vie obligatoire et sûre. Elle lui souhaiterait même la vie éternelle qui l'aurait soustraite pour toujours au repos, au mol oreiller du cercueil, à la fraîcheur de la tombe. Elle vivrait encore seize années, et jusqu'au bout elle ne pourrait se résoudre à lui pardonner. Les derniers temps elle se convertirait même à une religion qui lui promettrait l'au-delà, afin de pouvoir la traquer tout au long de l'éternité et lui faire expier son suicide à jamais. Elle mourrait en été, sa gardienne assisterait à son enterrement. Malgré les promesses qu'on lui aurait faites, sa mort ne déboucherait sur rien, et les retrouvailles avec sa fille n'auraient par conséquent jamais lieu.

Le veilleur ne faisait plus aucun bruit, il s'était peut-être endormi. Elle avait envie d'aller le voir, juste pour prendre acte de son sommeil. De toute façon, au matin il serait épuisé et il passerait une partie de la journée à dormir. Il se réveillerait en début d'après-midi, il se taperait deux ou trois fois le front contre la cloison pour être certain qu'il était bien en train d'exister. Il sortirait, silhouette rapide dans la foule plus lente à s'écouler entre les façades et la chaussée. Il ignorerait tout de son itinéraire, il échouerait parfois au fond d'une impasse et il ferait demi-tour pour s'en échapper. Il verrait l'heure dans la vitrine d'un bijoutier, il n'aurait plus qu'une vingtaine de minutes pour prendre son poste à l'hôtel. Il se mettrait à courir, il monterait dans un bus. Il demanderait son chemin au conducteur, il descendrait à l'arrêt suivant. Il marcherait, il n'aurait que cinq minutes de retard. Trente années après il accomplirait toujours le même travail, il resterait trois jours à la retraite, puis il mourrait. Il ne laisserait derrière lui ni amis, ni famille, ses meubles et ses effets iraient à la décharge, son logement serait blanchi et permettrait aux habitants de l'immeuble de disposer d'un local à vélos. Alors qu'il serait décédé depuis quinze jours, son nom serait prononcé une dernière fois par une employée d'administration qui le verrait apparaître sur son écran au milieu d'une liste d'autres fichiers obsolètes.

Elle essayait de tout immobiliser dans son cerveau, qu'aucune pensée ne vibre, aucun souvenir. Elle s'est levée, elle a senti ses neurones surexcités communiquer entre eux comme des commères. Elle a marché dans le hall, elle s'est approchée du comptoir. Elle a appelé le veilleur, elle lui a dit je me sens mal. Il lui a proposé d'appeler un médecin, elle lui a demandé un verre d'eau. Il lui a dit de remonter s'hydrater dans sa chambre.

Sa tête lui semblait lourde et grouillante. Elle est retournée s'asseoir sur la chaise. Elle avait à l'esprit la vie de tous les gens qui habitaient l'hôtel cette nuit-là, et celle de ceux qui peuplaient la rue, la ville, il lui semblait même que l'humanité entière l'habitait comme les milliards de cellules d'une maladie mortelle. Elle avait l'impression de détenir l'ensemble du passé et des sentiments qui constituaient les êtres vivant actuellement sur la planète, et ceux qui étaient morts, ceux qui vivraient bientôt, un jour, tant qu'il y aurait une forme de vie anthropomorphe.

Elle se sentait le réceptacle de l'histoire de tous ces gens, elle aurait pu raconter cette femme devenue aveugle à la suite d'un accident de voiture, et sortie quinze jours plus tard de l'hôpital au bras de son mari qui la laisserait tomber l'année suivante pour aller s'établir en célibataire dans une petite ville voisine. Elle vivrait d'une pension que lui verseraient les assurances, elle serait plus vive et plus gaie qu'avant. On aurait dit que la perte d'un sens l'avait mise définitivement de bonne humeur, et que le départ de son mari avait achevé de la rendre heureuse. Ses amies aimeraient lui rendre visite, elles ressortiraient de chez elle énergiques, prêtes à affronter leurs problèmes de couple ou d'isolement, et à lutter pour obtenir de la société une vie meilleure.

Quand elle serait seule, elle enregistrerait ses souvenirs pour le seul plaisir de pouvoir les réécouter avant de s'endormir. La cécité l'empêcherait de s'évaporer, de contempler l'aspect visuel de la réalité, avec ses angles, ses courbes, ses lumières, ses couleurs mortes, vives, ou vulgaires comme des jurons. Elle rêverait parfois qu'elle devenait sourde, débarrassée ainsi des bruits, des voix, de toutes ces superfluités qui se frayaient un passage jusqu'au cerveau et contribuaient à le rendre pesant, apathique, comme ensablé sous les informations. La surdité ne lui viendrait qu'avec la mort, au terme d'une vie longue et joyeuse, pareille à une enfance rêvée.

Le type est arrivé, il dégageait une forte odeur de lavande. Il était mal réveillé, mais hilare et content d'être là. Ils ont discuté quelques minutes de cet anniversaire lointain, puis il a évoqué sa passion pour la cuisine et les vins. Elle lui a dit qu'elle ne s'intéressait à rien. Elle aurait voulu que sa vie s'écoule rapidement, juste un parcours lisse comme une route neuve. Parfois, elle s'étendait sur son lit en attendant que son existence s'achève tout doucement dans l'immobilité totale de son corps et de son esprit. Elle tenait la position un moment, puis elle était obligée de secouer la tête, comme pour remettre son cerveau en place.

Il lui a demandé pourquoi ils ne monteraient pas ensemble dans sa chambre. Elle lui a dit qu'elle ne voulait pas coucher avec lui.

– Je suis trop fatiguée.

Il a essayé de l'embrasser, elle ne s'est pas laissé faire.

– Je voulais juste discuter un moment avec vous.

Il s'est en allé mécontent.

Elle s'est sentie très seule après son départ. Maintenant pour se distraire elle allait regarder autour d'elle, écouter les bruits, et même renifler les émanations de détergent qui pouvaient subsister dans l'air depuis que l'hôtel avait été nettoyé. Elle allait même chercher les petits dessins au crayon noir que les clients avaient pu tracer dans les coins pour passer le temps.

Elle pouvait aussi rester là, à regarder le peu qui se déroulait autour d'elle. Le veilleur de nuit était sorti de son antre, il était assis, il la scrutait en feuilletant un journal. Il n'osait pas lui adresser la parole, elle lui a demandé s'il voulait quelque chose.

– Non.

Elle est remontée dans sa chambre, elle s'est couchée. Elle a cherché le sommeil en vain. Elle a rallumé la lumière, elle s'est assise dans le lit.

Elle avait conscience de se trouver perdue dans un grand décor dont la chambre et l'hôtel étaient des détails. Elle n'était plus réelle depuis longtemps, au fil du temps elle avait perdu son poids, son épaisseur de femme. Elle avait dans la tête une pensée artificielle qui analysait avec la froideur du verre, de l'acier, ou se bornait même à demeurer vide, dans l'obscurité, comme une boîte avec son couvercle.

Elle a ouvert la fenêtre. Il y avait du bruit et des gens éméchés qui élevaient la voix. Elle a reculé jusqu'à la douche, elle s'est regardée dans le petit miroir. Elle enviait les gens dont la propre image était une distraction.

Elle a pensé qu'elle serait mieux au chaud. Elle s'est remise au lit. Elle a éteint la lumière. Elle n'avait pas sommeil, pour s'occuper elle a décidé de penser au hall de l'hôtel, comme si ses yeux étaient restés en bas et l'observaient. Elle croyait voir deux personnes qui se tenaient la main. Le gardien de nuit leur parlait, mais ils desserraient à peine les dents pour lui répondre. La porte était ouverte sur la rue, un clochard entrait demander une pièce.

Elle n'aimait pas les astres, elle aurait préféré se dire qu'elle vivait sur une structure plate éclairée comme un théâtre par des lumières dont on remplaçait parfois les ampoules. La lune qui passait en face de la fenêtre l'attristait, elle sentait les larmes lui monter aux yeux. Elle n'aimait pas ces espèces de veines bleues qui la parcouraient, lui donnant l'aspect de la chair humaine quand elle est glabre et blanche.

Elle a fermé les yeux pour ne plus la voir, puis elle a tiré le rideau. Elle passait encore un peu à travers, comme une lueur. Elle s'est glissée sous la couverture, elle ne voyait plus rien. Elle allait s'endormir, elle ne ferait pas de rêve, elle se traînerait dans un long tuyau obscur dont elle ressortirait au réveil indemne.

Elle n'est pas arrivée à s'endormir. La lune n'était plus là. Il était à peine deux heures. Elle n'allait pas passer la nuit toute seule. Elle avait besoin d'une âme en peine pour lui tenir compagnie.

Elle est descendue téléphoner. La cabine était libre, elle a réveillé une amie.

– Viens tout de suite.

– Pourquoi?

– Je suis en danger.

Elle lui a donné l'adresse. Elle a raccroché. Elle ne savait pas ce qu'elle lui dirait, en désespoir de cause elle lui proposerait peut-être de partager son lit pour passer le reste de la nuit, endormies parallèlement comme des jumelles.

Elle s'est assise dans un coin. Le gardien de nuit lui jetait des coups d'œil en même temps qu'à un petit téléviseur placé sous le comptoir. Quand son amie allait arriver, elle lui dirait qu'elle se sentait mal au point de voir un petit rond pâle à chaque fois qu'elle fermait les yeux. Elle était en danger, un danger intérieur contre lequel il lui semblait surhumain de lutter.