Il commença par la gauche pour faire le tour complet de la salle.
Il avait choisi la division des voyages dans l’espace sans intention particulière ; elle lui avait paru moins encombrée que les autres. L’âme de Phssthpok ne s’embarrassait pas du roman de l’espace. Il persista dans cette étude pour ne pas avoir à recommencer ailleurs. Il avait peut-être besoin de chaque minute de ses trente-quatre ans de grâce, quel que soit le travail pour lequel il avait opté. En vingt-huit ans, il lut tous les livres de la division astronautique, et il s’aperçut qu’il n’avait rien trouvé encore qui réclamât une action énergique.
Un projet de migration ? Son urgence ne s’imposait pas. Le soleil des Pak avait au moins des centaines de millions d’années à vivre… plus longtemps que la race des Pak, selon toute probabilité, étant donné leurs guerres continuelles. Et les risques d’une catastrophe seraient élevés. Les soleils jaunes étaient rares dans le noyau galactique. Les Pak devraient voyager loin… avec un équipage de protecteurs se disputant constamment pour gouverner le vaisseau. À ce compte-là, les noyaux des galaxies pourraient quelquefois exploser en une réaction en chaîne de supernovæ. En réalité, une migration ne pourrait s’effectuer qu’en passant par les extensions.
La première expédition qui avait entrepris cette tentative avait connu un sort horrible.
Bon. S’engager dans le personnel de la Bibliothèque ? Il y avait pensé bien des fois, mais la conclusion de ses réflexions était toujours la même. Quelle que fût la section de la Bibliothèque dont il s’occuperait, sa vie dépendrait des autres. Pour entretenir sa volonté de vivre, il lui faudrait savoir que tous les Pak bénéficieraient de son travail à la Bibliothèque. S’il y avait une période inintéressante dans les nouvelles découvertes, si sa foi vacillait, il n’aurait plus envie de manger.
C’était effrayant de ne plus avoir envie de manger. Au cours des dernières décennies, cela lui était arrivé à plusieurs reprises. Chaque fois, il s’était forcé à relire les communications de la vallée de Pitchok. La plus récente lui disait que Ttuss était toujours en vie quand elle avait été envoyée. Peu à peu son appétit revenait. Sans Ttuss, il aurait péri.
Il s’était renseigné sur les bibliothécaires : d’ordinaire, ils ne vivaient pas longtemps. Devenir bibliothécaire n’était donc pas une solution.
Trouver le moyen de conserver Ttuss en vie ? S’il en avait été capable, il aurait utilisé la méthode pour lui-même.
Étudier l’astronomie théorique ? Il ne manquait pas d’idées en ce domaine, mais elles n’aideraient pas la race des Pak. Les Pak n’étaient pas friands de connaissances pures. Faire de la prospection minière sur les astéroïdes ? Les astéroïdes de cette étoile et des étoiles voisines avaient fait l’objet d’une prospection aussi poussée que celle de la surface de la planète, avec cette différence que les courants de convection à l’intérieur de la planète finissaient par remplacer les mines épuisées. Il aurait dû potasser la récupération des métaux. Maintenant, il était trop tard pour changer d’études. Mettre en orbite des villes en bulles de plastique pour procurer plus d’espace vital aux reproducteurs ? Absurde ! Elles seraient trop vulnérables, trop facilement capturées ou détruites par accident.
Un jour, l’appétit de Phssthpok disparut. Les lettres de la vallée de Pitchok ne servaient plus à rien : il ne croyait pas en leur contenu. Il envisagea de retourner dans la vallée, mais il réfléchit qu’il mourrait d’inanition en route. Lorsqu’il acquit cette certitude, il s’assit contre un mur, le dernier d’une file de protecteurs qui ne mangeaient pas non plus et qui attendaient la mort.
Une semaine s’écoula. Les bibliothécaires constatèrent que les deux premiers de la file étaient morts. Ils les ramassèrent – deux squelettes revêtus d’une cuirasse de cuir sec et ridée et ils les emportèrent.
Phssthpok se rappela un livre.
Il lui restait assez de forces pour qu’il s’en saisit.
Il lut attentivement, le livre dans une main et une racine dans l’autre. Bientôt il mangea la racine…
Le vaisseau spatial avait été un astéroïde à peu près cylindrique, d’un nickel-fer assez pur et parcouru de strates de pierre, d’une longueur de dix kilomètres et d’un diamètre de six. Un groupe de protecteurs sans enfants l’avait taillé avec des miroirs solaires et aménagé un petit système de survie, des commandes, une grande salle de cryohibernation, une pile et un générateur atomiques, un propulseur ionique orientable, et un énorme réservoir de césium. Ils avaient jugé utile d’exterminer les protecteurs d’une famille nombreuse afin d’avoir sous leur contrôle un millier de reproducteurs. Avec deux protecteurs comme pilotes et soixante-dix autres en hibernation avec le millier de reproducteurs, avec une sélection méticuleuse des formes de vie bénéfiques du monde Pak, ils étaient partis pour une extension de la galaxie.
Bien que leur savoir fût de trois millions d’années plus pauvre que celui de Phssthpok, ils avaient une bonne raison pour choisir les étendues extérieures de la galaxie. Par là, ils auraient de meilleures chances de trouver des soleils jaunes, ainsi qu’une planète double, à distance raisonnable. Les perturbations provenant d’étoiles séparées par une demi-année-lumière raréfiaient les planètes doubles dans le noyau galactique ; et il était légitime de croire que, seule, une lune démesurée pourrait donner à un monde quelconque une atmosphère capable de faire subsister une vie Pak.
Un propulseur ionique et une certaine quantité de césium… Ils comptaient se déplacer avec lenteur, et c’est ce qu’ils firent. À vingt mille kilomètres par seconde par rapport au soleil Pak, ils naviguèrent. Ils émirent un message laser vers le soleil Pak pour annoncer à la Bibliothèque que le propulseur ionique avait fonctionné. Les photocalques se trouvaient quelque part dans la Bibliothèque, accompagnés d’une liste de modifications suggérées.
Phssthpok, peu intéressé par ces détails, sauta plusieurs chapitres pour arriver au dernier qui était plus récent de cinq cent mille ans.
Il y trouva l’enregistrement d’un message laser qui avait tracé son sillon à travers le système Pak ; déchiré, pâli, altéré par des nuages de poussière et la distance, il avait été écrit dans une langue devenue morte. Les bibliothécaires l’avaient traduit et classé dans ce chapitre. Il avait dû être retraduit des centaines de fois depuis lors. Des dizaines et des dizaines de chercheurs comme Phssthpok l’avaient sans doute lu, s’étaient posé des questions sur la partie de l’histoire qu’ils ne connaîtraient jamais, et avaient passé outre…
Mais Phssthpok le lut attentivement.
Ils avaient parcouru un long chemin dans les extensions galactiques. La moitié des protecteurs étaient morts à la fin du voyage, non de faim ou de violence, mais de vieillesse. Le fait présentait un caractère si exceptionnel qu’une description médicale détaillée avait été incluse dans le message. Ils avaient croisé des soleils jaunes sans planètes, et d’autres dont les mondes n’étaient que des masses gigantesques de gaz. Ils avaient vu passer des soleils jaunes entraînant des mondes qui auraient pu être habitables, mais qui étaient tous trop loin pour être atteints avec la réserve de césium. La poussière galactique et la pesanteur de la galaxie avaient ralenti leur étrange astronef en accroissant sa réserve de manœuvre. Le ciel s’était obscurci autour d’eux car les soleils devenaient rares.
Ils avaient trouvé une planète.
Ils avaient freiné, transféré ce qui restait de plutonium dans les propulseurs de l’engin d’atterrissage, et ils étaient descendus. La décision n’était pas définitive ; mais si la planète ne se montrait pas à la hauteur des circonstances, ils auraient du travail pendant quelques décennies avant de remettre leur astronef en état de reprendre le vol spatial.