Onze ans plus tôt, un Zonier du nom de Muller qui faisait de la prospection minière avait essayé d’utiliser la masse de Mars pour opérer un vif changement de cap. Il s’était trop rapproché et avait dû se poser. Aucun problème : les policiers viendraient le chercher dès que les Nations Unies leur donneraient le feu vert. Personne ne se pressa… jusqu’au jour où Muller fut assassiné par des Martiens.
Avant cette agression, les Martiens avaient été un mythe. Muller avait sûrement été surpris. Mais, pouvant à peine respirer dans une atmosphère proche du vide, il avait réussi à tuer une demi-douzaine de Martiens en se servant d’un réservoir d’eau pour répandre la mort dans toutes les directions.
« Pas tout, protesta Garner. C’est nous qui avons étudié les cadavres martiens que vous avez récupérés. Cette information nous sera peut-être utile. Je me demande encore pourquoi l’intrus a choisi Mars. Connaîtrait-il des Martiens ? Ou veut-il établir des relations avec eux ?
— Grand bien lui fasse !
— Ils utilisent des lances. De mon point de vue, cela prouve qu’ils sont intelligents. Nous ne savons pas à quel point, parce que personne n’a jamais essayé de parler à un Martien. Ils possèdent peut-être un certain type de civilisation là-bas, sous la poussière.
— Des civilisés, n’est-ce pas ? » La voix de Nick se fit féroce. « Ils ont tailladé la tente de Muller ! Ils l’ont privé de son air. Dans la Zone, c’est le pire des crimes.
— Oh ! Je n’ai pas dit qu’ils étaient sympathiques ! »
Le Bœuf Bleu volait sans propulsion. Derrière lui, le vaisseau spatial étranger était visible à l’œil nu et se rapprochait. Tina s’énervait de ne pouvoir le surveiller. Mais cela pouvait présenter un avantage : l’intrus ne verrait pas trois Zoniers en train de libérer le monoplace d’Einar Nilsson de son grand utérus métallique.
« Les crampons sont détachés ici », dit Tina. Elle était en sueur. Elle sentait un souffle frais sur son visage, car le système d’aération fonctionnait pour empêcher son masque de s’embrumer.
La voix de Nate retentit derrière son oreille. « Bon travail, Tina. »
Einar dit à son tour : « Nous aurions pu emporter un quatrième homme dans le système de survie du monoplace. Zut ! Je regrette de n’y avoir pas pensé. Nous aurions été deux à faire la connaissance de l’intrus.
— Cela n’a probablement pas d’importance. L’intrus est parti. C’est un vaisseau mort. » Néanmoins, Nate avait l’air mal à l’aise.
« Et combien de gens a-t-il laissés derrière ? Je n’ai jamais beaucoup cru que l’intrus naviguerait tout seul en monoplace entre les étoiles. Trop poétique. N’importe. Tina, donnez-nous cinq secondes de poussée sous la tuyère de fusion. »
Tina arrondit les épaules et alluma les jets de son réacteur dorsal. D’autres flammes jaillirent en avant sous la coque. Le vieux monoplace se souleva lentement entre les grandes portes.
« Okay, Nate, montez vite à bord. Veillez à conserver le Bœuf entre vous et l’intrus à tout moment. Espérons qu’il ne possède pas de radar de profondeur. »
Impossible à l’un et à l’autre de voir le froncement de sourcils de Tina.
La taille moyenne des femmes de la Zone était d’un mètre quatre-vingts ; mais elles avaient tendance à être minces et élancées. Tina Jordan mesurait un mètre quatre-vingts et était bâtie en proportion, à l’échelle terrienne. Elle avait des formes parfaites, et elle s’en enorgueillissait. Elle trouvait ennuyeux que les Zoniers la prissent encore pour une Terrienne.
Elle avait quitté la Terre à vingt et un ans. Depuis quatorze ans, elle vivait dans la Zone : sur Cérès, Junon, Mercure, à la station d’Héra en orbite rapprochée autour de Jupiter, et dans les troyens arrière. Elle considérait la Zone et le système solaire comme sa patrie. Elle se souciait fort peu de n’avoir jamais piloté de monoplaces. Beaucoup de Zoniers étaient dans son cas. Les mineurs en monoplace ne représentaient qu’un aspect de l’économie de la Zone qui comprenait des chimistes, des physiciens nucléaires, des astrophysiciens, des hommes politiques, des astronomes, des employés de bureau, des marchands et… des programmeurs d’ordinateurs.
Elle avait toujours entendu dire que, dans la Zone, les femmes n’étaient victimes d’aucun préjugé défavorable. Et c’était vrai ! Sur la Terre, des femmes occupaient encore des emplois mal rétribués. Les employeurs prétendaient que certains travaux nécessitaient de la force physique, ou qu’une femme les quitterait pour se marier au moment le plus opportun, ou même qu’une femme qui travaillait rendait sa famille malheureuse. Dans la Zone, il en allait autrement ; et Tina en avait été plus surprise que réjouie. Elle s’était attendue à être déçue.
Et voilà qu’une femme, programmeuse d’ordinateur, était l’élément le plus important du personnel du Bœuf. C’était à la fois une crainte et une joie. La crainte était pour Nate, qui était trop jeune pour courir un tel risque ; car un Zonier avait déjà rencontré l’intrus, et nul n’en avait plus entendu parler depuis.
Mais que faisait Nate à bord du monoplace ?
Elle aida Einar à retirer son scaphandre – il était une montagne de chair ; jamais, il n’aurait pu se soulever contre la pesanteur de la Terre – puis elle le laissa faire la même chose pour elle.
« Je croyais, dit-elle, que ce serait Nate qui aborderait l’intrus. »
Einar parut étonné. « Quoi ? Non. Ce sera vous.
— Mais… » Elle chercha ses mots, et elle les trouva avec horreur. « Mais je suis une femme. » Elle se tut.
« Réfléchissez, reprit Einar en se forçant à la patience. Le vaisseau pourrait ne pas être vide. Monter à bord risque d’être dangereux.
— En effet ! dit-elle avec énergie.
— « Voilà pourquoi nous assurerons à quiconque montera à bord toute la protection dont nous disposons. Le Bœuf fait partie de cette protection. Je garderai le moteur atomique en marche ; il devrait suffire à pulvériser le salaud s’il essayait je ne sais quoi, et le com-laser, à cette portée, le perforerait de part en part. Mais il y a une chance pour que le Bœuf soit lui aussi anéanti.
— Le monoplace monte donc la garde. » Tina fit un geste comme pour écarter le sujet. « J’avais découvert cela toute seule. Je pensais que je…
— Non, ne dites pas de bêtises. Vous n’avez jamais piloté un monoplace dans toute votre existence. Ici, je n’ai guère le choix. J’avais envisagé de laisser Nate piloter le Bœuf ; mais quoi ! C’est mon astronef, et il connaît les monoplaces. Je ne pouvais pas vous confier l’un ou l’autre de ces postes.
— Non, bien sûr. » Elle était calme, apparemment, mais une boule glacée de peur s’installait dans son ventre.
« De toute façon, vous êtes le meilleur choix. Vous serez celle qui établira le contact avec l’intrus ; vous essaierez d’apprendre sa langue. En dehors de cela, vous êtes une Terrienne et, physiquement, la plus robuste d’entre nous. »
Tina approuva d’un geste saccadé de la tête.
« Vous auriez pu ne pas venir, vous savez.
— Oh ! Ce n’est pas cela ! Vous ne croyez pas, j’espère, que je songeais à mourir. Tout simplement… je ne m’étais pas…