Par Finagle ! Qu’attendait-il ?
Brennan, évidemment.
Dans un moment d’affolement, il envisagea d’allumer maintenant son propulseur, et de fuir avant qu’il fût trop tard ; Brennan maudit sa peur et se dirigea délibérément vers la porte. Les constructeurs des monoplaces allaient toujours au moins cher : son astronef n’avait pas de sas ; rien qu’une porte, et des pompes pour faire le vide dans le système de survie. Le scaphandre de Brennan était bien étanche. Il n’avait qu’à ouvrir la porte.
Il se glissa au-dehors sur ses semelles aimantées.
Les secondes s’écoulèrent pendant que Brennan et l’intrus s’examinaient mutuellement. Il a l’air assez humain, pensait Brennan. Un bipède. La tête en haut. Mais si c’est un être humain, et s’il a vécu assez longtemps dans l’espace pour construire un vaisseau interstellaire, il ne peut pas être aussi idiot que cet engin le laisse croire.
Il faut que je découvre ce qu’il transporte. Peut-être a-t-il raison. Peut-être sa cargaison a-t-elle plus de valeur que sa vie.
L’intrus s’élança.
Il retomba vers Brennan tel un faucon en piqué. Brennan ne bougea pas. Il avait peur, mais il admira l’adresse de l’étranger. Celui-ci ne se servit pas de son pistolet à réaction. Son bond avait été parfaitement calculé. Il se poserait juste à côté de Brennan.
L’intrus toucha la coque avec des membres élastiques qui amortirent son élan comme n’importe quel Zonier. Plus petit que Brennan, il ne mesurait guère plus d’un mètre cinquante. Brennan le regarda, et ce qu’il vit confusément à travers son casque le fit reculer d’un grand pas. C’était trop laid. Chauvinisme ou pas, la face de l’intrus ferait tomber en panne un ordinateur.
Le pas en arrière ne le sauva point.
L’intrus était trop près. Il allongea le bras, encercla le poignet de Brennan d’un gant pressurisé, et sauta.
Brennan eut un hoquet de surprise, trop tard, et il essaya de se libérer. Mais, dans le gant, la main de l’intrus ressemblait à des ressorts d’acier. Ils tournoyaient dans l’espace vers la capsule en forme de globe oculaire, et Brennan ne pouvait s’y opposer.
« Nick, appela l’Interphone.
— J’écoute, répondit Nick qui l’avait laissé ouvert.
— Le dossier que vous désirez est celui de Jack Brennan.
— Comment le savez-vous ?
— Nous avons appelé sa femme. Il n’en a qu’une : une certaine Charlotte Wiggs. Mais il a deux gosses. Nous avons fini par lui faire comprendre que c’était urgent. Elle s’est décidée à nous dire qu’il était parti pour explorer les points troyens d’Uranus.
— Uranus ?… Cela cadrerait bien. Cutter, rendez-moi un service.
— Bien sûr. Officiel ?
— Oui. Veillez à ce que le plein soit fait sur le Colibri, qu’il soit approvisionné et qu’il reste ainsi prêt jusqu’à nouvel ordre. Équipez-le d’accélérateurs d’appoint. Ensuite braquez un com-laser sur le quartier général des A.R.M., à New York, et maintenez-le en position. Il vous en faudra trois, naturellement. » Pour prendre le relais tandis que la Terre tournait.
« Okay. Pas encore de message ?
— Non. Préparez simplement le laser pour le cas où nous en aurions besoin. »
La situation était tellement fluctuante ! S’il avait besoin du concours de la Terre, il faudrait qu’il l’obtînt très vite. Le meilleur moyen de convaincre les Terriens serait de s’y rendre lui-même. Aucun Premier président n’était jamais allé sur la Terre, et il ne comptait pas le faire maintenant ; mais la perversité de l’univers tend vers un maximum.
Nick commença à feuilleter le dossier de Brennan. Quel dommage que cet homme eût des enfants !
Les premiers souvenirs précis de Phssthpok dataient du jour où il s’était rendu compte qu’il était un protecteur. Il pouvait en évoquer d’antérieurs, mais confus : des souffrances, des combats, la découverte de nouveaux aliments, des expériences sexuelles, de l’affection et de la haine, des montées aux arbres dans la vallée de Pitchok ; il se rappelait aussi avoir regardé avec curiosité, une demi-douzaine de fois, des reproductrices mettre au monde des enfants qu’il reconnaissait, à l’odeur, comme les siens. Seulement, son intelligence n’était pas très éveillée à l’époque.
Protecteur, il eut des pensées plus nettes, plus subtiles. Au début, cela lui avait déplu. Il avait été obligé de s’y habituer. Des professeurs et d’autres Pak l’avaient aidé.
Il y avait eu une guerre, et il avait changé peu à peu. Parce qu’il avait dû contracter l’habitude de poser des questions, des années s’étaient écoulées avant qu’il en comprît l’histoire.
Trois cents ans plus tôt, plusieurs centaines de grandes familles Pak s’étaient alliées pour rendre sa fécondité à une vaste zone désertique du monde des Pak. L’érosion et des pâturages abusifs avaient produit ce désert ; pas la guerre, bien qu’il fût parsemé de parcelles légèrement radioactives. Dans le monde des Pak, il n’y avait aucun endroit qui ne conservât des traces de la guerre.
Le reboisement, extrêmement difficile, avait été achevé par la génération précédente. Aussitôt et comme on pouvait le prévoir, l’alliance s’était fragmentée en plusieurs alliances plus petites, chacune étant résolue à s’approprier des terrains pour ses propres descendants. À l’heure actuelle, la plupart de ces alliances étaient rompues. Un certain nombre de familles avaient été exterminées, et les groupes qui avaient survécu changeaient de camp chaque fois que la protection de leurs familles l’exigeait. La famille de Phssthpok avait maintenant pris parti pour la Côte du Sud.
La guerre plaisait beaucoup à Phssthpok. Non pas à cause des combats. Quand il avait été reproducteur, il avait participé à des batailles, et la guerre était moins une affaire de se battre que de se montrer plus malin que l’ennemi. Au début, ç’avait été une guerre à la bombe à fusion qui avait fait beaucoup de victimes ; une partie du désert revendiqué était devenue encore plus un désert. Puis la Côte du Sud avait trouvé un champ amortisseur pour empêcher les matières fissiles d’éclater. D’autres l’avaient rapidement copié. Depuis lors, la guerre avait été une affaire d’artillerie, de gaz toxiques, de bactéries, de psychologie, d’infanterie, voire d’assassinats par francs-tireurs. C’était une guerre à qui jouerait au plus fin. La Côte du Sud pourrait-elle contrecarrer la propagande visant à détacher la région de la Baie du Météore ? Si l’Alliance des mers orientales avait un antidote au poison Iota des rivières, serait-il plus facile de le leur voler ou d’en inventer un nous-mêmes ? Si les Montagnes du Cercle trouvaient une vaccination préventive pour la forme bactérienne Zêta-Trois, combien de chances y avait-il pour qu’elles tournent contre nous une forme altérée ? Devrions-nous rester avec la Côte du Sud, ou nous débrouillerions-nous mieux avec les Mers orientales ? C’était drôle, à mesure que Phssthpok enrichissait son savoir, le jeu se compliquait. Son propre virus Q2 tuerait quatre-vingt douze pour cent de reproducteurs, mais laisserait indemnes leurs protecteurs… Indemnes et combattant avec une hargne redoublée pour sauver un groupe plus petit et moins vulnérable d’otages résistant à la forme bactérienne. Il consentit à le supprimer. La famille Aak avait trop de reproducteurs pour les ressources locales ; il rejeta leur offre d’alliance, mais il leur barra le passage vers les Mers orientales.
Et puis l’Alliance des Mers orientales construisit un générateur capable de déclencher une réaction de fusion sans fission préalable.
Il y avait vingt-six ans que Phssthpok était un protecteur.