Alors là, il faisait vraiment celui qui ne comprenait plus. C’est comédien, ces mecs-là, c’est pas croyable.
— Quel python ?
— Comment quel python ? Celui-là.
Je montrai Gros-Câlin du doigt.
— Je me promène tranquillement avec mon python en laisse et vous lui marchez dessus, parce qu’il n’est pas de chez nous.
Le flic regardait à mes pieds. Il était devenu tout rouge.
— Il n’y a pas de python ici, dit-il avec une fausse assurance, car c’est traître.
Gros-Câlin faisait semblant de se lécher la bosse que le flic lui avait faite.
— Et ça, qu’est-ce que c’est ? Ce n’est pas un python ?
— Merde, dit le flic, car il avait du langage. Il n’y a pas de python à Cahors. On n’est pas en Afrique, ici.
— C’est ça, les Africains dehors, hein ? Dès que vous avez vu mon python, vous lui avez marché sur la gueule, par racisme.
— Nom de Dieu, dit le flic simplement, car il ne faut pas croire, ils respectent leur patron.
Et qu’est-ce qu’il fait, ce salaud-là ? Il sort un sifflet de sa poche, mais le sifflet n’a pas vu mon python non plus. Il l’a dit à haute et intelligible voix, pour faux témoignage :
— Il n’y a pas de python ici.
Les sifflets ne parlent pas et c’était une provocation policière si grossière que je n’ai fait ni une ni deux. Je ne suis pas un violent mais quand les sifflets se mettent à nier l’existence des pythons à Cahors, c’est un comportement tellement aberrant, avec insinuation de démence à votre égard, qu’il y a de quoi se foutre en rogne.
Et qu’est-ce qu’il fait, ce salaud-là, après le gnon qu’il a reçu ? Il sort un autre flic de sa poche, qui en sort un troisième, et en un clin d’œil ça s’est mis à grouiller de flics complètement dingues autour de moi qui se dévissaient et laissaient sortir d’autres flics de l’intérieur et ça s’est mis à grouiller autour de moi de pythons qui niaient l’existence de pythons, ça s’est mis à grouiller et à se propager et à se répandre et à m’enserrer et à m’entreprendre et à grandir et à se multiplier et je me suis senti à l’échelle mondiale et j’ai eu une telle peur que je me suis mis à hurler et à appeler Pinochet à mon secours mais il n’y a pas de bon Dieu. Je me suis retrouvé au poste et c’est là que j’ai eu de la veine. Le commissaire Paternel me connaissait à cause de mes antécédents génétiques et il savait que j’étais de la plus vieille dynastie du règne.
— Écoutez, Pahlevi, ça suffit vos trucs contestataires. Les provocations gauchistes, on n’en veut pas ici. Cahors est une ville tranquille. Allez faire ça chez les dingues à Paris, Pahlevi.
— C’est Pavlowitch, ce n’est pas Pahlevi, lui dis-je avec beaucoup de dignité. Pahlevi Reza, c’est le Shah d’Iran. C’est pas moi.
Il rosit.
— Je sais parfaitement qui est le Shah d’Iran et qui ne l’est pas, dit le commissaire Paternel en roulant les r. Ne vous prenez pas, parce que les insultes à un chef d’État étranger, ça peut vous coûter cher, Pahlevi.
— C’est Pavlowitch ! hurlai-je faiblement, car je ne suis pas tellement sûr moi-même à force d’être ici et là, de me faire tuer, de me faire torturer et de me faire fusiller. N’insinuez pas ! C’est Pavlowitch, c’est pas Pahlevi ! Pahlevi, c’est le Shah d’Iran et le Shah d’Iran, c’est pas moi !
— J’ai jamais dit que vous étiez le Shah d’Iran, bordel de merde ! brailla-t-il, c’est vous qui l’avez jeté sur le tapis !
— Je ne suis pas le Shah d’Iran et vos insultes et vos tapis persans, je les méprise ! Je suis pas le Shah d’Iran, j’en suis sûr, c’est la même chose que je suis ! Pahlevi, c’est lui ! Je suis pas le Shah d’Iran, j’ai rien fait, j’y suis pour rien ! je ne suis pas le Shah d’Iran !
Ils m’ont accordé dix jours à la clinique, logé, blanchi, nourri, branlé, aux frais de la Sécurité sociale parce que c’était indéniable que je n’étais pas le Shah d’Iran, avec sifflets qui parlent, flics qui se déversent et python à l’appui.
Hélène – il faut changer de nom tout le temps si on ne veut pas se laisser constater – a pu s’arranger elle aussi pour me rejoindre, en se promenant dans les rues de Cahors vêtue en Princesse, le regard perdu dans le lointain, une viole à la main. Son oncle connaissait un conseiller municipal de gauche et quand celui-ci a vu une princesse du Moyen Âge qui se promenait dans les rues de Cahors une viole à la main et regardait l’avenir au fond des yeux, il a tout de suite compris qu’il s’agissait d’une haute personnalité politique qui annonçait le changement. Il lui a fait une fleur, car on ne sait jamais, et il a mis Agnès à la clinique avec beaucoup de discrétion.
J’ai oublié de vous dire qu’Alyette est très belle, mais je sais que je ne suis pas maître de mon imagination et qu’il m’arrive de voir de la beauté là où les autres ne voient que des formes physiques. Je m’efforce de le cacher, car j’éprouve une angoisse compréhensible face aux exigences de la laideur.
Nous avons un banc préféré dans le parc du château et les personnes préposées nous laissent tranquilles. À partir du moment où vous êtes déclaré dingue, on a pour vous de la bienveillance, parce que ce n’est pas politique.
Il n’y avait qu’un ennui : le python m’avait suivi à la clinique. La nuit, il s’enroulait autour de moi affectueusement et j’avais des étouffements. J’ai dû l’écrire pour m’en débarrasser. Gros-Câlin fut mon premier effort d’auto thérapie. C’est le self-service, comme 011 dit lorsqu’on peut se servir soi-même. Dès les premières pages, mon python a commencé à s’effacer et quand j’ai fini le livre, il avait disparu complètement.
Il me fallait à présent un autre sujet pour me défendre et évacuer. Or, comme chacun sait, il y a crise de sujets. Ce n’est pas qu’il en manque, grâce à Dieu, mais la plupart ont déjà été traités. Il y en a aussi dont je ne voulais à aucun prix, parce qu’ils infectent. Je ne parle même pas du Chili, comment s’en débarrasser par un roman. Ils ont de très bons écrivains en Amérique du Sud, ils s’en occupent. Il y avait les six millions de Juifs exterminés mais c’était déjà fait. Il y avait les camps soviétiques, l’archipel Goulag, mais il fallait éviter la facilité. Il y a eu la guerre du Bangladesh, avec deux cent mille femmes violées, ce qui aurait permis au livre d’avoir un petit côté sexy légitime, mais ce n’était plus d’actualité, ça s’est passé trop vite. Il y avait la condition des Noirs américains, mais les écrivains noirs américains se foutent en rogne quand on leur vole leurs sujets. Il y avait les famines, la corruption, les massacres, le déshonneur et la folie en Afrique, mais on ne peut pas en parler, parce que ce serait raciste. Il y avait les droits de l’homme un peu partout, mais ça faisait rigoler. Il y avait l’arme nucléaire, mais c’était la seule chose que l’URSS, les États-Unis, la Chine et la France ont de commun et je ne pouvais quand même pas écrire contre la fraternité, il faut de l’espoir. Il y avait les Tziganes génocidés, dont on avait peu parlé, mais la documentation avait disparu dans les chambres à gaz. Il y avait l’ONU, mais c’était quand même trop dégueulasse. Il y avait la liberté mais René Clair en avait déjà fait un film comique. Il y avait des océans d’angoisse, de sang et d’horreur partout, mais des milliers d’écrivains étaient déjà dessus. Il y avait évidemment le silence, mais il n’y a pas plus coupable.
J’avais besoin d’un sujet original.
C’est là que j’ai eu pour la première fois l’idée de La Vie devant soi. Ma mère était morte ici même à Cahors dans ce même hôpital, une lente sclérose cérébrale avec allers-retours de conscience, en trois ans.