Le directeur littéraire a été très gentil avec moi. Il m’a simplement dit une fois que « ça n’a pas empêché Hölderlin de faire une immense œuvre poétique ». Je ne sais pas ce qu’il entendait par « ça ». Tout ce que je sais c’est qu’Hölderlin est resté fou près de trente ans et c’est beaucoup trop cher, comme prix littéraire. Aucune œuvre poétique ne vaut ça.
Hölderlin est mort fou parce qu’il n’avait pas réussi à perdre du poids.
Mais le rendez-vous de Copenhague était beaucoup plus dangereux pour moi, car Madame Gallimard m’annonçait en même temps l’arrivée d’une journaliste du Monde, Madame Yvonne Baby. Elle venait elle aussi s’assurer de mon existence. Tous les journaux bien informés continuaient à dire que je n’étais pas moi.
Je ne pouvais pas refuser. La meilleure façon de prouver que vous n’existez pas vraiment, c’est de se montrer à visage découvert, avec nez, gueule et mots-mots à l’appui. Il n’y a pas mieux comme preuve de néant.
J’ai donc reçu mon éditeur et Madame Yvonne Baby à Copenhague. Ce ne fut pas, comme elle l’avait écrit, dans « la maison d’Ajar », car à la clinique, ce n’était pas possible. La femme du docteur Christianssen m’avait prêté sa maison. Il y avait même un petit jardin avec des chiens. Des saint-bernard. Les saint-bernard ne mordent pas, contrairement à leur bonne réputation.
Alyette était venue exprès de Cahors pour être à mes côtés dans cette épreuve. Peut-être n’était-elle pas entièrement visible, mais je suis sûr qu’elle était auprès de moi.
— Votre livre donne une légère impression de décousu…
Hi, hi, hi. Je ris maintenant, mais je n’ai pas ri alors. Je ne suis pas décousu du tout. Je suis cousu. Cousu main, au fil des âges.
— Excusez-moi, j’ai le hoquet.
— Vous savez, ça ne fait pas du tout l’effet d’une œuvre de débutant…
J’ai failli pisser de joie. Je pisse toujours hors de propos. Je rêve de soulagement.
Je ne suis pas une œuvre de débutant. Je suis l’œuvre des siècles et des gènes chevronnés qui s’y sont mis depuis des millénaires. Il n’y a pas de débutants possibles.
Alyette est venue à mon secours et a servi le thé. J’en ai pris, avec du sucre. Ni rats ni rien. Du thé avec du sucre. Humain.
— Vous n’avez pas du tout été aidé par quelqu’un ?
Là, je fus pris de tentation. Je pouvais emmerder sérieusement Tonton Macoute. Je n’avais qu’un mot à dire et il se mettait à gueuler, à nier, à protester, à démentir, tout ça pour insinuer, par un excès d’emphase dans ses protestations, qu’il m’avait beaucoup aidé, qu’il y avait mis un brin de style.
Dans un moment de haine, j’eus donc envie de lui mettre tout ça sur le dos. De dire à Madame Simone Gallimard que c’était lui qui m’avait persuadé de tirer de l’agonie de ma mère un livre.
Mais en même temps, il s’est passé quelque chose d’inexplicable. Pour la première fois de ma vie, j’avais envie d’être moi-même. Je n’avais plus envie d’être un python, même si les pythons n’y étaient pour rien, dans nos bonnes œuvres.
— Personne ne m’a aidé. Gros-Câlin est entièrement autobiographique.
Mon éditeur sourit.
— Vous avez vraiment le sens de l’humour.
Je t’en fous. Essayez d’être un python à Paris pendant six mois et parlez-moi d’humour. Dès que les monstres voient quelqu’un de différent, ils crient au monstre.
— On voit que pour vous il n’y a que la littérature qui compte, dit Madame Gallimard.
J’ai confirmé, d’un mouvement de la tête. Alyette m’avait mis une main sur l’épaule, pour me rassurer. Après tout, ce n’était pas plus faux que les licornes ou que la truite dans les arbres, à Cahors.
— Je dois vous dire qu’il se pose encore une fois cette question des prix littéraires…
— Je me suis désisté, vous savez bien…
C’était vrai. Le matin des prix littéraires, en 1974, Alyette était allée porter à l’éditeur et aux membres des jurys une lettre par laquelle je me désistais de toute candidature.
J’avais à l’époque de bonnes raisons pour ne pas être repéré. J’avais toujours voulu être médecin, pédiatre, parce que c’est là que ça commence, et si c’est pris tout au début, il est peut-être encore possible de changer, de remédier. Mais je n’étais pas capable de sept années d’études soutenues. Je m’étais donc mis à pratiquer des avortements, parce que j’avais ainsi l’impression de sauver des vies humaines. J’ai été dénoncé par de vrais médecins pour exercice illégal de la médecine.
J’ai dû me planquer.
J’ai cherché d’autres moyens de me normaliser et de renouer avec la réalité. Ce fut ma première grande rencontre avec l’halopéridol, les neurolyptiques. Héloïse avait déjà terminé sa licence de littérature, je l’ai placée dans un bordel, rue de la Goutte-d’Or, où il y avait trois filles qui se faisaient dans les cinquante passes par jour. Comme tous les clients étaient des Nord-Africains, on ne pouvait pas être accusés de racisme. Avec l’aide d’Héloïse, je pus me documenter ainsi sur la vie des putes et la Goutte d’Or et écrire La Vie devant soi, qui s’appelait alors La Tendresse des pierres. J’ai eu des ennuis avec la police, parce qu’elle persécutait les putes et exigeait une part des droits d’auteur. De plus, le commissaire de police avait attrapé une blennorragie en procédant à une visite de mœurs et il était contre moi dans une rogne terrible, parce que s’il est vrai que la syphilis donne parfois de bons résultats, du point de vue génie, comme chez Heine, Nietzsche, Baudelaire et tant d’autres, la chaude-pisse n’a jamais rien fait pour personne et c’était de l’art pour l’art.
Je ne voulais être identifié ni comme clinique ni comme héréditaire, ni surtout comme simulateur, car je savais bien que je n’étais pas un python. Les neurolyptiques provoquaient des moments de lucidité particulièrement atroces où mon caractère humain devenait irréfutable et crevait les yeux.
Bref, ce n’était pas le moment de me faire connaître. Tout ce que je voulais, c’est ni vu ni connu. La paix de l’esprit.
Je m’étais donc désisté des prix, mais quelques mois plus tard, j’écrivis une lettre à mon éditeur, disant que ce n’était pas vrai, que je ne m’étais pas désisté du tout, que la première lettre était un faux. Je ne voulais pas qu’on s’imagine que je suis asocial et que j’ai des principes.
Il faut se lever tôt pour m’avoir. Malheureusement, le jour se lève tôt.
Mon cher éditeur parut légèrement contrariée.
— Mais je croyais que cette lettre était un faux…
S’il y a une chose dont j’ai horreur, c’est les mensonges. Ils sont beaucoup trop honnêtes.
— Je suis ambigu.
Alors là, je les ai tous eus. Ils étaient contents, rassurés. L’ambiguïté, c’était le grand truc à la mode. Ils n’ont plus rien dit. J’étais dans le vent. Au goût du jour. Et puis, il y avait la sincérité de mon aveu. Ça les émeuvait, meu, meu. S’ouvrir au vu et au su. Le don de soi, dans toute sa nudité. Les documents humains se vendent beaucoup mieux que les romans.
— Écoutez, dis-je, ce n’est pas possible.