— Qu’est-ce qui n’est pas possible ?
Mais ce n’était pas possible. Un amour comme le mien, ça tourne toujours à la haine. Je ne pardonnerai jamais.
— Enfin, monsieur Ajar, nous avons tous des difficultés psychologiques…
J’ai voulu me mettre à sangloter, mais j’avais peur d’en faire trop.
— Pensez quand même que votre premier livre a été très remarqué et que quinze mille lecteurs vous ont suivi…
Ce n’est pas vrai. Ils ont lu mon livre et ils y avaient peut-être pris du plaisir, parce que c’est quelqu’un d’autre, ça les a soulagés. Mais ils ne m’ont pas suivi. L’idée de quinze mille lecteurs qui seraient vraiment capables de suivre un livre est épouvantable. Même pour les livres qui disent comment faire pour maigrir, on recommande la prudence.
Je ne veux pas être suivi. Je jure sur tout ce que j’ai de sacré que je ne veux mener personne nulle part.
Je me défends, c’est tout.
Pour le reste j’élève ma toute petite voix de souris – Ajar, ça veut dire « souris » en hongro-finnois – j’élève ma toute petite voix uniquement pour hurler que j’ai peur et qu’il faut avoir encore plus peur que la peur et que la peur en 1976 est, comme elle l’a toujours été, mais jamais à ce point, la seule authenticité absolue, profonde, universelle, fraternelle, et qu’au moment où j’écris ces lignes les cheveux se dressent sur la tête à l’idée que je suis assis sur une chaise et que personne, personne ne peut être sûr qu’une chaise n’est pas un agent pseudo-pseudo chargé de la plus angoissante conspiration qui soit : celle de prêter à tout ce qui vous entoure un aspect rassurant, quotidien, familier.
Méfiez-vous de cette corbeille à papier, de ce cendrier, de cette table : leur immobilité tapie à l’affût est la plus évidente des ruses : ça va sauter, croyez-moi, ça va sauter d’un moment à l’autre.
Méfiez-vous. Les mots ennemis vous écoutent. Tout fait semblant, rien n’est authentique et ne le sera jamais tant que nous ne sommes pas, ne serons pas nos propres auteurs, notre propre œuvre. Croyez-moi : j’étais déjà ça quand braillait Homère. L’authenticité ne sortira pas du foutre que nous sommes. Il faut changer de foutre.
Le docteur Christianssen me dit de fermer ma gueule, au moment opportun, mais il n’y a pas de moment opportun pour fermer sa gueule.
J’ai signé le nouveau contrat comme le précédent : Émile Ajar. J’étais inquiet : ça faisait deux fois que j’utilisais le même nom, et j’ai une peur bleue de la mort. Mais le docteur Christianssen m’avait rassuré.
— Allez-y. Le destin ne vous cherchera pas plus sous le nom d’Ajar que sous un autre. Il s’en fout. Il bouffe tout. De toute façon, pour le destin, les noms, vous savez… Tous des pseudonymes. Votre python, quand il bouffe une souris, il ne demande pas son nom. Évidemment, je sais que chez les Vikings, lorsque quelqu’un était en danger de mort, on changeait solennellement son nom… Le destin cherchait Carlos, il voyait Pedro. Les Vikings croyaient que la mort allait se tromper et que Carlos guérirait.
J’avais quand même pris des précautions. Le premier contrat littéraire, je l’avais fait signer par un chauffeur de taxi à Rio. Comme ça, si le destin s’acharnait, c’est le chauffeur de taxi brésilien qui écoperait, et pas moi. Et puis, Rio, c’était quand même aussi loin de Cahors que possible. Il y avait là une chance de passer au travers, vu la distance, surtout lorsqu’on pense à tous les salauds là-bas qui attendaient le châtiment, eux aussi.
Je n’avais donc pas signé moi-même le premier contrat, et je m’exerçais pour le nouveau à signer Émile Ajar, pour que ça fasse convaincant. Je signais et resignais, je n’arrivais plus à m’arrêter. Ça me fascinait. Simulateur, mythomane, parano et maintenant, mégalomane. J’étais couvert.
Le docteur Christianssen m’avait mis en garde, mais je me croyais assez fort. Après avoir signé plusieurs centaines de fois, si bien que la moquette de ma piaule était recouverte de feuilles blanches avec mon pseudo qui rampait partout, je fus pris d’une peur atroce : la signature devenait de plus en plus ferme, de plus en plus à elle-même pareille, identique, telle quelle, de plus en plus fixe. Il était là. Quelqu’un, une identité, un piège à vie, une présence d’absence, une infirmité, une difformité, une mutilation, qui prenait possession, qui devenait moi. Émile Ajar.
Je m’étais incarné.
J’étais figé, saisi, immobilisé, tenu, coincé. J’étais, quoi. La peur, chez moi, fait tout chavirer. C’est tout de suite naufrage et panique à bord avec S. O. S. et absence universelle de chaloupes de sauvetage.
Il nageait à côté de moi et cherchait à s’agripper à ma manche. Et je voyais qu’il avait tout aussi peur d’être Ajar que moi d’être Pavlowitch. Et comme on avait tous les deux peur de la mort, c’était la chiasse sans issue.
Il se débattait, essayait de se libérer. Il avait six pattes, dans son effort de s’en sortir ; trois ailes d’une tout autre espèce, des écailles très réussies en ce qu’elles n’avaient rien d’humain, et de tout petits tétons roses et maternels, car il rêvait un peu d’amour, malgré tout. Il essayait de se dépêtrer, d’être tout autre chose, devenait un nénuphar tacheté du règne zoologique, mais il n’y arrivait pas plus que moi, et avait beau faire a-dada, il ne s’en sortait pas plus que les surréalistes. Il en était, indubitablement, et à fond perdu, si tant est qu’il en ait jamais eu un, avec tous les organes et éléments dans un but de souffrance. Schizo comme pas possible, et génétique, au nom du Père, de la Mère et du Fils : puant d’un côté, il se mettait à rayonner de sainteté de l’autre et, avec du sang plein la gueule, il lui venait en même temps des poèmes d’amour là où normalement il n’y aurait dû y avoir que sa bestialité foncière. Il réussissait parfois, dans un prodigieux effort de vérité, à avoir un trou du cul à la place d’un orifice buccal, mais là, donc, où normalement il n’y aurait dû y avoir que de la merde, il lui sortait comme chez d’habiles fumeurs des auréoles de sainteté, de beauté et de martyr, qu’il utilisait aussitôt habilement pour cacher ses infamies. Il faisait des chefs-d’œuvre avec des gargouillements d’agonie, et avec la puanteur de son souffle, il fabriquait des canulars qui dégorgeaient une odeur que l’on aurait pu qualifier d’immortelle, si ce mot n’avait pas tant servi à lécher le cul de la mort. La seule chose qu’il n’arrivait pas à changer, c’était ses organes de reproduction, car il faut que le pseudo-pseudo continue, faute d’Auteur.
C’est en vain qu’Ajar essayait de se muer en salsifis, en asperge, en bidule, en pléonasme aquatique, pour ne plus avoir bonté de lui-même et de son imposture.
Pauvre con. Plus il essayait de ne pas être un homme et plus il devenait humain.
Cette nuit-là, j’ai eu de nouvelles hallucinations : je voyais la réalité, qui est le plus puissant des hallucinogènes. C’était intolérable. J’ai un copain à la clinique qui a de la veine, qui voit des serpents, des rats, des larves, des trucs sympas, quand il halluciné. Moi je vois la réalité. Je me suis levé, j’ai allumé l’espoir, pour faire un peu clair et moins vrai. Une allumette, je veux dire. N’avouez jamais. Je n’ai pas allumé l’électricité, parce que ça reste tout le temps, mais l’allumette, ça s’éteint très vite et on en prend aussitôt une autre, ça donne de l’espoir et ça soulage chaque fois. Il y a cinquante civilisations dans une boîte d’allumettes, ça vous donne cinquante fois plus d’espoir qu’avec une seule électricité. Dès la première allumette, je n’ai plus halluciné et j’ai vu le Christ. À ses côtés Momo, le petit Arabe juif, Mohammed de la Goutte d’Or, la goutte d’or, la goutte d’or, la goutte d’or, vous savez, celle de La Vie devant soi, ouvrage raciste et antisémite, comme cela a été dit par ceux qui ne sont pas en mesure de reconnaître le racisme et l’antisémitisme parce que c’est leur élément respiratoire naturel, et on n’a pas conscience de sa respiration. Mohammed que l’on appelle Momo pour la francophonie se tenait à côté du Juif dit le Christ, celui qu’on a désigné comme amour et salut de l’humanité dans le but de persécuter les Juifs, pour les punir, parce qu’un Juif avait inventé la civilisation chrétienne et les chrétiens ne leur pardonnent pas, vu que ça leur impose des obligations. C’est un fait clinique que les chrétiens en veulent à mort aux Juifs de les avoir rendus chrétiens avec tous les devoirs de leur charge dont ils ne veulent pas s’acquitter.