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Je voudrais accrocher au mur des portraits de nos grands persécuteurs afin d’avoir toujours sous mes yeux des sources d’horreur que l’on peut attribuer.

J’ai cloué une icône au-dessus de mon lit, pour concrétiser.

Il se penche vers moi et touche mon front mouillé de sueur.

— Eh bien, pourquoi ne pas l’écrire ? murmure-t-il. Il serait dommage, Ajar, de te mettre dans ces états sans en tirer quelques pages…

Mais il n’est pas là. Ce n’est qu’une photo que je garde sur ma table de chevet, pour plus de rancune. Sur le rebord de la fenêtre, de petits satrapes lilas gorgés de sang se bécotent en roucoulant.

Je reconnaissais fréquemment Annie à mes côtés, mais je savais que c’était seulement le quotidien familier qui ruait dans les brancards et cherchait à me récupérer. Le quotidien familier s’accrochait à moi, me prenait aux yeux, à la gorge, à l’organe populaire et me faisait avaler cent cinquante gouttes d’halopéridol par jour pour empêcher mes tentatives de fuite. Il ne reculait devant aucun sacrifice, jetait des bombes et trônait sur des monceaux de cadavres, pipe au bec et mitraillette au poing. Le quotidien familier s’appelait Kalachnikov et ne ménageait pas ses munitions. Il était également avec possibilités de guerre bactériologique et destruction de la couche d’ozone protectrice pour faciliter l’accès au Père dans un but d’annihilation réciproque.

Cependant, bien que je fusse atteint secrètement, moi aussi, comme Plioutch, selon le diagnostic des psychiatres soviétiques ennemis de l’URSS, de « tendances réformatrices, messianiques », je ne fus pas soumis au traitement par l’insuline, avec coma tranquillisant.

Le docteur Christianssen m’encourageait à écrire neuf à dix heures par jour, pour diminuer les doses de réalité en les évacuant. Il disait que la littérature était pour moi une défécation salutaire. Je l’ai fait et il arrêta peu à peu toute autre médication.

Je coopérais, car chez tous les émigrés volontaires, il y a toujours l’espoir secret du retour et c’est un fait tristement connu que même les schizos les plus résolus acceptent souvent de revenir.

J’écrivais. J’écris. Je suis à la page 77 du manuscrit. Certes, je ruse. Je ne parle ici ni de ni de et surtout pas de car ce serait du langage articulé, avoué, qui perpétue et colmate les issues et les sorties de secours, met à l’absence des fenêtres des barreaux qu’on appelle certitudes.

Prenez, par exemple, la crapolette. C’est un élément capital de transplantation et de Sacco Vanzetti et ça ne veut rien dire. Il y a donc espoir. Il y a absence de sens quotidien familier et donc une chance de quelque chose.

Je finirai mon livre parce que les blancs entre les mots me laissent une chance.

J’allais un peu mieux. J’appris que l’envoyée spéciale du monde n’était pas venue à Copenhague, que c’était chez moi de l’angoisse, des fantasmes et j’écrivis à Madame Yvonne Baby une lettre dans laquelle je m’excusais de l’avoir dérangée pour rien.

Je souffrais encore parfois d’hommes d’État. J’allais alors rendre visite à un compatriote illustre qui venait chez le docteur Christianssen une ou deux fois par an pour se faire soigner. C’était un ancien ministre qui avait encore de l’avenir comme homme du passé. Il souffrait de terreurs périodiques que le docteur Christianssen appelait ses « règles » : il avait des moments où il pourrissait et tombait en poussière dès que ça bougeait autour de lui. Il lui semblait aussi que tout était miné, creux, rongé de l’intérieur, et qu’au moindre souffle tout allait voler en poussière et cesser d’exister. Cela s’était beaucoup aggravé depuis le Portugal, car il n’avait rien compris au spectacle. Il refusait de prendre des bains, parce que la poussière, au contact de l’eau, devient de la boue. Il fallait marcher autour de lui sur la pointe des pieds, en retenant son souffle, pour qu’il ne s’écroule pas et disparaisse en poussière. Si on l’écoutait pendant ses états, il aurait fallu placer autour de sa personne l’armée et la police afin de lui éviter les approches et les recours. L’infirmière devait l’envelopper de bandelettes, comme une momie, pour le rassurer et le convaincre qu’il n’allait pas se pulvériser, l’aider à se sentir de la consistance. Mais ses crises ne duraient jamais longtemps, car les sondages d’opinion venaient le rassurer sur sa crédibilité et la crédulité qu’il inspirait. Il savait alors qu’il existait vraiment, solidement. Il s’appelle monsieur de Pussy, il a une très belle tête pour électeurs et mass media et sur l’écran il donne une impression de vie, avec un bon éclairage. Il en a encore pour un bout de temps et c’est tout ce qu’il demande.

Chaque fois que je le vois, j’ai envie d’éternuer pour lui faire peur. Mais si j’éternue, on mettra aussitôt le même à sa place, et moi, je serai découvert et soupçonné de « tendances réformatrices et messianiques », comme Plioutch.

Savez-vous qu’à Oslo, l’Académie norvégienne est à la recherche d’un sourd-muet sans bras ni jambes qui n’a apporté aucune contribution à l’histoire de ce temps, pour lui donner son prix de la Paix ?

Monsieur de Pussy nous accueillait – je parle souvent de moi au pluriel – dans une parfaite immobilité, d’ailleurs pleine de musées et de chefs-d’œuvre. Il y avait des tas d’autres objets autour de lui, mais j’étais bien tranquillisé et je n’avais pas peur. Je ne dis pas que tous les objets sont des tigres cachés qui vont me sauter dessus. Je ne le dis pas parce que j’ai pris le parti de la discrétion et de la prudence. J’ai envie de retourner dans le Lot, loin du monde. Je me sens mieux malade là-bas qu’ici.

— Ah, monsieur Ajar, il paraît que vous allez nous donner un nouveau livre ?

Nous donner, vous vous rendez compte ? Je suis une poire juteuse et qui ne vit que pour leurs délices.

— Ça fait un bout de temps que vous êtes ici, monsieur Ajar…

— Oui, j’écris. Et puis j’observe. Je suis soigné, si vous voulez, mais parce que j’ai un comportement normal, et que je suis dehors, ça se remarque. Je suis chez les fous pour apprendre à me conformer. Comme ça, au moins à Paris, on me rendra mon permis de conduire.

Je venais de travailler encore à Madame Rosa, parce que je ne voulais plus la quitter ; après La Vie devant soi, elle était devenue comme une mère pour moi, avec sa sclérose cérébrale. Je venais donc de me taper six étages sans ascenseur, pour être auprès d’elle, là où elle habite et j’étais encore tout essoufflé.

Je respirais très fort.

— Attention ! a gueulé monsieur de Pussy. Retenez votre respiration, bon Dieu ! Vous me soufflez dessus ! Je vais voler en poussière !

— Je n’ai pas à respecter votre constitution et vos institutions, dis-je, et je refuse de retenir mon souffle pour que ça dure. Nous, les gauchistes, on va tout faire crouler de notre beau souffle, c’est connu.