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Alyette me posa une main douce sur l’épaule.

— Ne dis pas des choses comme ça, Alex, tu te feras peur.

Monsieur de Pussy parut stupéfait.

— Vous êtes de gauche ? me demanda-t-il d’une voix pleine d’égards, car il était de droite et avait donc besoin de mes services.

— Je ne suis pas politique, dis-je, vu que je ne suis pas du règne.

Je ne suis pas non plus misanthrope. Il n’y a pas de misanthrope chez les schizos. Ça ne s’est jamais vu. Ils sont ce qu’ils sont par amour.

Je suis incapable de haine, parce que les salsifis sans fibre de mon espèce ne haïssent personne.

J’étais tellement agité par mes pensées humanitaires que monsieur de Pussy a commencé à dégager des nuages de poussière. Je les voyais clairement, ce qui prouve qu’il était encore plus fou que je ne croyais.

— Excusez-moi, dis-je, car il ne faut pas les contrarier.

J’ajoutai, pour changer de sujet de conversation :

— Il paraît que les Nations unies vont proclamer une année de la merde, eu excluant les Juifs, bien entendu.

Il y eut sur son visage une expression de « j’ai tout compris ».

— Nihiliste, hein ? fit-il.

Je n’ai pas protesté. C’était complètement faux, bien entendu, complètement bidon, et donc, ça me cachait bien.

— Excusez-moi, mais vous avez des holocaustes sur la manche, dis-je, en levant la main, et faisant mine.

— Ne me frottez pas ! piailla-t-il, et la crise devait être chez lui à son plus aigu, parce qu’il recommença à émettre des nuages de poussière paranoïaques. Ne m’effleurez pas, espèce de crime !

— Ce n’est rien, on n’a même pas commencé à jouer, lui lançai-je avec la dernière brutalité, car c’était merveilleux de voir quelqu’un qui avait encore plus peur que moi, ça rassure.

— Au secours ! murmura-t-il, car il savait qu’en hurlant, c’est du pareil au même.

— Mort aux vaches ! proposai-je, pour mettre tout ça sur le dos des bovins et sauver l’honneur.

— Je n’ai jamais mis les pieds en Ouganda ! affirma-t-il, et il disait vrai, car à quoi bon, c’est aussi partout ailleurs.

— Ils vous serviront ça au petit déjeuner ! lui promis-je, parce qu’au point où nous en sommes, on ne voit même plus la différence entre l’apocalypse et la camomille.

Mais c’est alors que j’ai remarqué ce qui se passait dans un coin de la chambre, un peu à l’écart. Nini essayait de se taper Ajar. Nini, comme son nom l’indique, ne peut pas souffrir qu’il y ait une œuvre littéraire dans laquelle elle ne se serait pas glissée. L’espoir, ça la rend malade. Nini essaye depuis toujours et de plus en plus de se taper chaque auteur, chaque créateur, pour marquer son œuvre de néant, d’échec, de désespoir. Elle se fait appeler Nihilette chez les gens bien élevés, du tchèque nihil, nihilisme, mais nous l’appelons Nini, avec majuscule parce qu’elle a horreur d’être minimisée. En ce moment, sur le tapis, elle essayait de se faire ensemencer par Ajar, pour lui faire ensuite des enfants du néant.

Ajar se défendait comme un lion. Mais il y a toujours avec Nini la tentation de se laisser faire, pour accéder enfin au fond du néant, là où se trouve la paix sans âme ni conscience. La seule chance qu’avait Ajar de s’en tirer était de bien prouver son inexistence, son état bidon pseudo-pseudo, son absence absolue d’état humain digne d’être infecté par Nini, car le néant ne baise jamais le néant, pour des raisons techniques. Ou bien au contraire, de trouver sur le champ de bataille quelque chose de vrai et d’alabri, d’à l’abri, je veux dire, le chevalier Bayard d’Alabri sans peur et sans reproche, face à Nini cul-de-dragon, à l’abri de tout creux et de vide, où Nini se réfugie pour pondre et déposer ses œufs afin qu’ils envahissent tout de leur pourriture néantiste. Je tenais la main d’Annie dans la mienne comme dans les plus vieux clichés d’amour qu’aucune agrégation n’a encore réussi à désagréger. Je pensais à ceux qui s’aiment et Nini se tordait par terre dans d’atroces coliques, et ne parvenait plus à trouver le creux dans la fameuse sombre et sonore citerne qui sonne dans la mort une vie toujours future.

Je m’en étais tiré encore une fois. Ce n’était pas la dernière. Entre la vie et la mort, c’est la lutte des procédés littéraires.

J’étais irrité parce que Tonton Macoute ne venait plus me voir, ne me téléphonait pas, me persécutait de Paris de son indifférence. J’en parlais avec Annie, mais cette fille du Lot avait la solidité des origines familiales à toute épreuve.

— Il est occupé.

— Je sais qu’il est occupé, des pieds à la tête. Par lui-même. Il pourrait refaire un peu de Résistance, non ? Ce serait le moment. Mais pas un mot, rien. Je peux crever.

— Il t’aime beaucoup.

— Tu parles. Je ne comprends pas du tout ce qu’il me reproche.

— Il ne te reproche rien.

— Oui, il s’en fout.

— Tu lui dis des vacheries chaque fois que tu le vois.

— J’essaye toujours de parler à l’envers, pour arriver peut-être à exprimer quelque chose de vrai.

— Mais il comprend ça très bien, il t’a toujours encouragé à écrire, à faire une œuvre littéraire…

Je répétais, foutu pour foutu, littérature pour littérature :

— Je parle à l’envers pour essayer de dire quelque chose d’authentique…

— Oui, mais comme lui ne parle pas à l’envers et qu’il croit même que l’envers vaut l’endroit, vous devriez réussir à vous comprendre. Si tu parles à l’envers et lui à l’endroit, je ne vois vraiment pas ce qui vous sépare, où est la différence et ce qui vous empêche de vous comprendre…

— Je ne lui demande pas de me comprendre, surtout pas. Je ne le demande à personne. Il ne manquerait plus que ça. Ce n’est pas la peine de me dire des horreurs.

— Mais qu’est-ce que tu lui demandes, alors ?

— Rien.

C’était faux, mais pas assez pour être convaincant. Elle sourit.

— Vous me faites marrer, tous les deux. On dirait un père et un fils.

Là, j’ai éclaté.

— Nom de Dieu, je t’interdis de dire des conneries pareilles !

— Tu n’as pas à m’interdire de dire des conneries. C’est l’année de la femme. Nous avons les mêmes droits que vous.

— Ce type-là, s’il était vraiment mon père, ce serait un salaud sans excuses. On ne fait pas ça à un mec.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il t’a fait ?

— Rien. Je sais. Il ne m’a pas engendré et il ne m’a pas adopté, quand j’avais douze ans. Il n’a rien à se reprocher. Mais c’est ce qu’il me fait un peu trop sentir. Irréprochable. Ça n’existe pas, irréprochable. Quelque part, au fond de lui-même, c’est une ordure. Les types irréprochables, c’est des types qui s’ignorent.

— Je ne crois pas qu’il s’ignore. Il a toujours l’air un peu triste ou un peu ironique.

— Ironique, en 1975 ? Il faut être une belle salope.

— Nous sommes en 1976.

— C’est la même chose. Du surplace.

— Ne recommence pas, Paul. Le petit chat est mort. On ne peut le ressusciter. Ni toi, ni lui, ni personne.

Je me suis tu. Elle avait raison. Tous les petits chats meurent parce qu’ils grandissent.

J’ai appris aussi du docteur Christianssen quelque chose d’inattendu. J’ai appris pourquoi Tonton Macoute venait se faire désintoxiquer dans la clinique de Copenhague.

Ce n’était pas les cigares.

C’était pour parvenir à ne plus écrire.

J’étais stupéfait. Je crois que ce fut un des plus petits étonnements de ma vie. Je m’étais trompé. Ce n’était pas un Don Juan de pute de séduction littéraire de vitrine. Il luttait pour être vraiment. Il aspirait, comme moi. Il voulait la fin de l’utopie.