— Oui.
— Je croyais que vous vouliez rester anonyme.
— Moi aussi.
Il dit, sévèrement :
— Ajar, vous êtes ambigu.
— Je ne suis pas ambigu. Je suis héréditaire et cela veut dire à hue et à dia, pour me dérober à mes auteurs. Les gènes, ça suffit, comme inéluctable. Vous n’avez pas lu dans les journaux que je suis une œuvre collective ?
— Est-ce que vous voulez être connu, oui ou non ?
— Non ! gueulai-je. Absolument non ! Mais si je ne me fais pas connaître, on continuera à dire que c’est un autre qui a écrit mes livres ! Ça, je ne peux pas tolérer !
— Vous allez avoir la police sur le dos ! Il y a un traité d’extradition entre la France et le Danemark, ne l’oubliez pas !
Je me suis couvert de sueur froide. Je ne me souvenais plus de ce que je lui avais raconté, à celui-là, mais c’était peut-être vrai.
J’étais blême. J’ai beau mentir, simuler la simulation, c’est moi le coupable. C’est toujours moi. Il n’y a pas le moindre doute là-dessus. Les preuves existent. Les empreintes digitales sont là. Depuis des millénaires.
— Écoutez, Maître, j’avais quatre ans quand j’ai tué ce petit chat. C’était il y a trente ans. Ce n’est pas possible que ce soit encore dans mon dossier. Il y a prescription, non ? Et je ne me branle presque plus, je vous jure.
— Ajar, cherchez-vous un autre avocat. Je me désiste. Vous m’avez déjà dit que cette bombe, dans le Drugstore, c’était vous, que vous avez commis trente-deux agressions contre des vieillards, que votre vrai nom est Hamil Raja, que vous avez pratiqué des avortements de Père inconnu, que vous êtes proxénète, de la police parallèle, que Ben Barka, c’est vous, que vous êtes de la CIA, du KGB, alors ne me faites pas chier immensément avec votre petit chat. La bombe atomique, ce serait pas vous par hasard ?
— C’est moi, avouais-je fermement, car il ne pouvait y avoir aucun doute là-dessus, et il se mit à hurler, l’écume aux lèvres, tellement, qu’il a réussi à me baver sur la figure de Paris à Copenhague par téléphone.
Madame Yvonne Baby devait venir à raidi. À dix heures du matin, Tonton Macoute était au bout du fil.
— Tu reçois des journalistes du Monde, à présent ?
— Et alors ? Il n’y en a que pour toi ?
— Je te demande en tout cas de ne pas dire que tu es mon… neveu.
Il hésite toujours, avant de dire neveu. Parce que le fils d’une cousine, ça fait quoi, au juste ? Ou alors…
— Pourquoi ? T’as honte de moi ?
— C’est mauvais pour toi. On écrira que je t’ai aidé.
Mégalo. Mais alors, mégalo ! J’ai même pas pu rire, j’ai fait couac.
Et puis je n’ai plus ri du tout. Je pratique des trous de mémoire, par salubrité et hygiène mentale, mais c’est parfois impossible. Quand j’avais écrit mon deuxième livre, j’avais trouvé un titre qui me plaisait bien : La Tendresse des pierres. Un soir, Tonton Macoute était monté chez moi, pour je ne sais plus quoi. Des fois, avec moi, il fait acte de présence. Il a vu le manuscrit.
— Oui, j’ai fini.
— Tu as un titre ?
— La Tendresse des pierres.
Il parut sidéré. Mais vraiment, ce qu’on appelle. Il avait avalé quelque chose. Et puis il a souri. Ironique. J’aurais dû me méfier.
— C’est un très, très beau titre, dit-il avec insistance.
Et il est parti.
Le livre est allé à l’impression. Les épreuves étaient prêtes. La couverture aussi. Encore maintenant, on voit sur la couverture la tendresse et les pierres…
J’étais à Caniac, tranquille. Et puis je vois sa Rover, par la fenêtre. Je sors, je lui serre la main, on s’embrasse même, à la russe, pour la famille. Sa mère était russe et la mienne aussi. On avait au moins ça de commun.
Il avait une sale gueule.
— Je vais en Espagne…
Il a une belle maison en Espagne, où il nous avait invités une fois en dix ans, Annie et moi.
— Je me suis dit, je vais faire un détour.
On déjeunait.
— Le livre est déjà imprimé ?
— Oui.
— Et la couverture ?
— Un très beau dessin d’André François.
Il avait le nez dans sa salade.
— C’est toujours le même titre ?
— Ben oui. La Tendresse des pierres.
— Écoute, Paul, j’ignore si tu le sais ou pas… Personnellement, ça m’est égal… Mais ce titre figure dans un de mes livres.
Je l’ai regardé.
— Tu n’as jamais écrit de livre sous ce titre.
— Non, mais dans un de mes romans, il y a une jeune Américaine qui écrit un roman sous le titre La Tendresse des pierres…
J’ai tous ses livres. Je crois que j’ai renversé quelque chose, en me levant, une chaise ou quelque chose à l’intérieur, et j’ai couru vérifier. C’était là. Page 81. La Tendresse des pierres. Et avec ironie, encore, dans le contexte. La fille qui écrivait ça était une paumée.
J’ai couru dehors, j’ai sauté dans ma voiture et je me suis précipité à Labastide-Murat pour téléphoner à Madame Gallimard.
— Changez le titre. Je n’en veux à aucun prix.
— Mais la couverture est déjà…
— Je sais, je sais.
Ce salaud-là avait attendu qu’il fût trop tard pour « m’avertir ». Il voulait qu’il y ait sur la couverture de mon livre la marque de son influence. L’ironie.
— Écoutez, Madame Gallimard, si vous ne changez pas de titre, j’en crèverai.
— Bon.
— Comment, bon ? Ça vous est égal que je crève ? Ça fera toujours un auteur de moins, hein ? C’est ça que vous voulez dire ?
— Je veux dire d’accord, on va changer le titre. Pourquoi ?
— C’est nul, comme titre. Complètement bidon. Pute. Du racolage…
— Et quel titre voulez-vous ?
Je réfléchissais. Mais je ne voulais plus prendre de risques. Les sorciers haïtiens sont très forts et Tonton Macoute s’était peut-être insinué à l’intérieur. Il allait encore me glisser une idée à lui. Le subconscient, c’est plein de Tontons Macoute. C’est là qu’ils sont vraiment chez eux.
— Choisissez le titre vous-même. Je ne veux pas savoir.
Quand je suis rentré, il était déjà parti. S’il n’y avait pas eu Annie, je me serais même demandé s’il était jamais venu. C’était peut-être mon subconscient, pour une fois, qui m’avait sauvé.
Et puis je me suis souvenu d’une chose : c’était lui qui m’avait suggéré le titre La Tendresse des pierres. Délibérément. Pour déposer sa marque. Pour avoir un fils spirituel. Pour me compromettre.
Je n’avais pas été influencé par la lecture de ses livres au point de lui voler un titre sans le savoir. C’est lui-même qui m’avait suggéré ce titre.
Annie dit que ce n’est pas vrai. Qu’il ne me l’avait jamais suggéré. Mais cette fille du Lot ne connaît pas les ruses diaboliques dont les sorciers haïtiens sont capables.
Il n’y a rien de plus sorcier haïtien que le psychisme.
D’ailleurs, il avait déjà trouvé dans un des bouquins des traces de son influence littéraire. Dans un de mes deux livres, il y avait un paquet de gauloises bleues. Dans un des siens aussi. Il avait utilisé les mots « python », « éléphant », et moi aussi. Les mots « Ah nom de Dieu » et « friandises », et moi aussi. J’emploie dans mes deux bouquins les mots « ouf », « littérature », et lui aussi. Nous utilisons les mêmes lettres de l’alphabet. Je suis tombé sous son influence, quoi.