Lorsque je l’avais eu au téléphone et qu’il m’avait demandé de ne pas dire à Madame Yvonne Baby que j’étais son neveu, je pensai d’abord qu’il voulait m’éviter de dire un mensonge. Peut-être avait-il vraiment eu honte, pour une fois. Pour le reste, le docteur Christianssen est formel : les rapports avec une cousine ne sont pas des rapports consanguins. Il ne pouvait y avoir de tare, du point de vue consanguin. Il n’avait rien à se reprocher.
— Je ne mentionnerai pas ton nom, sois tranquille.
— Je dis ça dans ton intérêt. Remarque, ça se saura tôt ou tard. Mais il vaut mieux pour l’instant que l’on ne cherche pas trop des influences.
Là, je me suis marré. Je me suis vraiment marré.
— Il n’y en a pas. Il n’y en a jamais eu. Tu as toujours su te tenir à distance.
Nous ne nous sommes pas dit au revoir, avant de raccrocher.
À dix heures je suis allé voir le docteur Christianssen. Il m’a bourré de tranquillisants. Les tranquillisants danois sont plus tranquillisants que les autres.
J’ai oublié de vous dire que le docteur Christianssen est mort du typhus en décembre 1975 à quatre-vingt-dix kilomètres au nord d’Addis-Abeba, en portant secours à un village où il y avait l’épidémie.
Ce n’est pas vrai, mais je le dis pour vous faire comprendre que c’était vraiment un type bien et vous faire sentir toute l’admiration que je lui porte.
Lorsque les nazis ont exigé le port de l’étoile jaune des Juifs danois car ils sont partout, le roi Christian leur a annoncé qu’il allait lui-même s’affubler d’une étoile jaune et parcourir ainsi Copenhague à cheval.
C’est une des raisons pour lesquelles je me fais soigner au Danemark.
Quand Madame Yvonne Baby est arrivée, j’étais entouré de tous les miens.
Mon père, qui venait du Monténégro, est mort à Nice d’un éclat de rire qui a provoqué une hémorragie interne. Il devait penser à la bonne blague qu’il m’avait faite. C’était un homme qui avait le rire le plus fort et le plus formidable qu’on puisse imaginer, parce qu’il avait besoin de toute la puissance du rire pour minimiser. Il était chauve. À part ça, il buvait trente apéritifs par jour, sans parler du reste. Après, il était capable de tout avaler. Après, des digestifs, pour tout digérer. Après, quand il éclatait de rire, je courais me cacher, parce qu’avec lui, c’était tout le contraire, et tout à l’envers. D’abord le tonnerre et ensuite la foudre. Ma mère était là aussi, pour accueillir l’envoyée du monde, mais je n’ai plus à en parler ici, je m’en suis déjà servi. Il y avait Alyette, qui s’était déguisée en Annie, et nous fit même du café, pour plus de réalisme. Il y avait aussi Ajar, qui ressemblait à une bête à bon Dieu d’un mètre soixante-quatorze et qui essayait de trouver une sortie de secours. Il y avait des extincteurs rouges d’incendie et des sirènes d’alarme. Il y avait Madame Simone Gallimard, qui ajoutait à l’évidence, car il m’était difficile de nier devant mon éditeur que j’avais exploité ma mère jusqu’au dernier souffle, jusqu’à son dernier cri pour en faire un livre. Personne ne pouvait plus nier que j’étais un auteur à part entière.
Mon grand-père maternel était une espèce de géant cosaque dont je garde précieusement la photo en capitaine de sapeur-pompier de la bonne ville de Koursk. Je me suis laissé pousser des moustaches comme les siennes et j’ai toujours eu un faible pour les extincteurs d’incendie.
Mon grand-père Ilya était un joueur invétéré. Sa vie s’est écoulée entre la carte et la roulette et tous les jeux de hasard que l’on peut imaginer et dont il avait dressé une liste peu de temps avant de mourir. Ma mère me racontait que lorsqu’il était déjà à demi paralysé, il passait ses jours à lire et à relire la liste pour se donner encore un peu de plaisir en évoquant les noms magiques de jeux, comme otchko – l’œil – ou l’humble 21, et comme il se doit, ses derniers mots furent : « Rien ne va plus. » Il avait été le directeur à Wilno d’une importante société de pétrole, et il avait perdu les fonds de la société à la roulette, à Zopott, sur la Baltique. Mais c’était une famille très unie et elle vola à son secours, car il ne pouvait être question d’accepter une telle honte. Ils étaient deux frères et quatre sœurs, dont la mère de Tonton Macoute, et tous ensemble, ils sont venus en aide à la brebis galeuse. Un soir, ils se sont réunis chez lui au milieu de la nuit, ils Font ligoté, et après avoir ouvert le coffre-fort, pour faire croire à un cambriolage, ils s’en sont allés par la fenêtre et le jardin. Ils avaient le sens de l’honneur.
Grand-père Ilya ne fut pas inquiété, mais la société de pétrole, malgré l’absence de preuves, l’avait quand même viré. Il est alors allé s’installer en Allemagne où, prenant le taureau par les cornes, il avait ouvert à Berlin un salon de jeux clandestins et gagnait des sommes énormes, qu’il s’empressait d’aller perdre dans d’autres salons de jeux clandestins. Il avait épousé une juive profondément croyante qu’il martyrisait, parce qu’il l’accusait de prier pour lui à la synagogue, ce qui rendait la chance absolument furieuse, car la chance était entièrement du côté du péché, le jeu étant très mal vu du côté de la religion. Grand-père Ilya fut expulsé d’Allemagne, après avoir signé des chèques sans provisions, pour payer ses dettes ; il payait toujours ses dettes, c’était un principe, chez lui. Il s’est retrouvé avec un peu d’argent à Monte-Carlo où il mit au point une martingale : il avait une bijouterie à Nice et chaque fois qu’il perdait tout à la roulette, il mettait le feu à son magasin et touchait l’assurance. La martingale s’est révélée payante mais à la deuxième mise – une bijouterie rue de la Buffa, Mascotte – il avait tellement bien mis le feu qu’il faillit mourir asphyxié. C’est ainsi qu’il prit un associé. Mais au troisième incendie, les assurances firent une crise de méfiance à laquelle vint s’ajouter la grande crise de 1929, et grand-père Ilya se trouva sans moyens de jeu. Ce fut alors sa fille, ma mère, qui ouvrit une bijouterie, Au Rubis, rue de France, à Nice également. Mais elle n’y a jamais mis le feu pour toucher les assurances, car c’était une femme qui était devenue profondément honnête sous l’influence de son père. Elle lui donnait dix francs par jour pour jouer.
Lorsqu’il ne pouvait pas jouer, grand-père Ilya écrivait en russe des drames psychologiques qu’il forçait sa femme à lui lire à haute voix. Grand-mère devenait ainsi de plus en plus religieuse et elle courait prier à la synagogue dès qu’elle finissait de lire. Grand-père écrivit ainsi, en russe, à Nice, cinquante-trois drames psychologiques, qui allaient lui rapporter une immense gloire lorsqu’il reviendrait en Russie, après la disparition des Bolcheviks, laquelle allait se produire d’un moment à l’autre. Toute l’immigration blanche à Nice et les chauffeurs de taxi russes-blancs à Paris – dont il y avait alors plus de deux mille –, avaient exactement les mêmes idées que Soljenitsyne aujourd’hui, mais ils étaient alors réactionnaires. Grand-père détestait sa femme, pas parce qu’elle était juive, car il n’était pas antisémite bien que cosaque, mais parce qu’il la martyrisait. Plus il la martyrisait, et plus il lui en voulait. C’était la psychologie qui l’exigeait.
Je pense souvent aux cinquante-trois drames que grand-père Ilya Ossipovitch avait écrits et je m’imagine qu’ils étaient géniaux, pour lui faire plaisir. Je ne l’ai pas connu, c’est pourquoi je l’aime beaucoup. Je pense aussi qu’il jouait pour perdre, parce qu’il ne pouvait pas vivre sans drames.