C’était un chauve intégral, comme mon père, bien que l’un fût un Yougoslave du Monténégro et l’autre un Russe de Koursk. J’ai beaucoup de cheveux, ce qui prouve qu’on peut échapper à l’hérédité.
Toute la famille du côté maternel avait besoin de drames. Une des sœurs de mon grand-père avait épousé à dix-sept ans un jeune homme qui lui avait collé la syphilis la nuit des noces. Elle devint folle. Une autre sœur, Olga, s’était fait violer par un cosaque, exactement comme dans Cavalerie rouge de Babel. Les Russes ont toujours eu le goût du drame. C’est ainsi que ce qui restait de la tribu a fini dans les chambres à gaz, en 1943.
Excusez-moi de gueuler, c’est faute de voix.
Le grand drame de ma mère, c’était l’honnêteté. C’est peut-être le plus grand drame de tous, car il vous laisse peu de chances.
J’en ai la preuve. Ma mère avait vécu honnêtement, elle avait élevé honnêtement trois enfants et elle est morte malhonnêtement, d’une lente sclérose cérébrale avec d’odieuses rémissions qui lui rendaient toute sa conscience, pour qu’elle pût souffrir davantage.
À vingt ans, elle s’était tiré une balle de revolver dans la poitrine. Le professeur Rojine, à Nice, l’avait sauvée, et c’est ainsi que je suis né. Elle m’avait raté, moi aussi.
Je ne sais pas de qui ma mère était amoureuse et pourquoi elle s’était tiré cette balle dans la région du cœur. Je ne peux qu’imaginer.
Tonton Macoute lui versait une petite mensualité. Je me sens obligé de le dire.
Il y a chez lui une photo de ma mère, prise lorsqu’elle avait vingt ans. Cela aussi je me sens obligé de le dire. Il garde la photo à côté de celle du général de Gaulle. Il faut le faire.
Mon père avait été directeur de l’hôtel Scribe et de l’hôtel Continental. Je rencontre encore des gens à Nice qui me regardent avec respect parce que c’était un buveur légendaire. Personne ne l’avait jamais vu saoul. À l’âge de dix-neuf ans, il commençait sa journée par une demi-bouteille de slivovic.
Il a laissé ma mère sans un rond mais avec une légende.
Lorsque les journaux ont écrit qu’Émile Ajar n’existait pas, que c’était une « fabrication », ils disaient la vérité. J’ai été vachement fabriqué, je vous le jure et même fignolé.
Nous sommes tous des enfants qu’on nous a fait dans le dos.
Madame Yvonne Baby m’a demandé :
— Comment vous est venue l’idée d’écrire en ajar ?
Elle ne m’était pas venue, cette idée. On me l’a donnée. Pour rien.
J’avais au lycée de Nice un copain dont la mère était à l’asile psychiatrique. Et dont le père était alcoolique.
Les copains l’appelaient Gégène.
Quant à moi, je suis allé finir mon lycée à Toulouse.
Gégène. Vous savez, l’almanach Vermot.
C’est ainsi que j’ai volé à un copain l’idée d’écrire en ajar.
Un soir, ma mère a pris une boîte de carton, elle y a fourré en vrac quelques bijoux et un tas de montres, car Au Rubis était aussi une horlogerie, et elle est partie à pied de Nice à Paris pour me voir.
On l’a retrouvée errant dans la campagne, sur des chemins perdus, incapable de parler.
Ça a duré encore un an et demi, avec des allers-retours.
Elle me disait :
— Tu seras écrivain, comme ton…
Ou peut-être disait-elle comme « Tonton ». Je ne me souviens plus.
Ma mère est une dame danoise de soixante-quinze ans qui vit paisiblement à Bjorko, où elle élève de bons chiens et des fleurs. Elle a des cheveux blancs, et rit beaucoup. Je vais la voir plusieurs fois par jour, surtout depuis que je suis à Copenhague. Mon père est danois aussi, c’est un parent éloigné du docteur Christianssen. Je crois que mon vrai père est le docteur Christianssen et que je suis danois aussi. Les Danois ne sont pas antisémites.
Je me suis servi de l’agonie d’une dame que je ne connaissais pas personnellement pour écrire l’agonie de Madame Rosa, dans La Vie devant soi.
Je ne veux plus parler de tout ça et c’est pourquoi j’en parle.
Je vois Paul Pavlowitch devant moi. Il a vingt ans. Il écrit des poèmes, sous pression du cri intérieur. Mais il restait toujours du cri derrière, et encore et encore. Le cri n’arrivait pas à sortir et se gonflait. Il se mettait à pourrir. Le cri n’arrivait pas à se libérer et le crime restait à l’intérieur. La vie continuait, à des crimes défiant toute concurrence. Alors le cri devint Condor Royal des Andes, réussit à s’élever et j’ai eu des ennuis pour la première fois, parce que je m’étais posé sur un toit et ne voulais pas descendre. Je devins légume, artichaut, mais je ne suis pas resté artichaut longtemps, parce qu’on l’effeuille, on le savoure, et il est nourrissant, c’était la même chose que d’être un poète, on continue à vous savourer.
Il y a maintenant du lithium pour les dépressions nerveuses. Car il y a des veinards qui font des dépressions nerveuses et qui le savent. Chez moi, c’est le quotidien et le familier.
Je devins python et puis un autre livre, pour encore moins d’appartenance. Mais j’ai été repris par moi-même, je me suis récupéré, et il y eut droits d’auteur. J’avais deux personnages qui luttaient en moi : celui que je n’étais pas et celui que je ne voulais pas être. Mais ma culpabilité continuait à s’imposer à moi par son évidence et tout continuait autour, quotidien et familier. Je me suis mis à inventer chaque jour des personnages que je n’étais pas, pour parvenir à encore moins de moi-même.
L’interview de Copenhague a duré deux jours. J’ai tenu bon, avec l’aide des produits de première nécessité. La peur que l’on me découvre, que l’on apprenne que le petit chat est bien mort, une fois pour toutes, et que j’étais passible, hurlait en moi comme les papes de Bacon dans leur bloc de glace. L’idée que, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, j’étais pris en considération, interviewé, le pardessus accroché à l’entrée qui n’était à personne et qui témoignait de ses manches vides d’une redoutable et invisible présence humaine, tous nos antécédents, précédents, sans parler des caractères acquis, l’indifférence absolue de Pinochet à mon égard et son ignorance du tort immense que je lui causais, l’insignifiance dérisoire de mes vociférations, la banalité d’Annie qui allait et venait avec des tasses de café comme s’il y avait possibilité de quiétude en dépit des menaces dont la nature effroyable se dérobe à la formulation, tout cela faisait qu’Ajar courait à la recherche d’une fissure dans la réalité où il pourrait se réfugier, échapper ainsi à l’inquisition intérieure, avec supplice de l’eau, du vilebrequin et du bidon, sombre, profond et sonore bidon qui sonne dans l’art un monde toujours futur.
Lorsque j’ai lu l’interview de Madame Yvonne Baby sur toute une page du Monde, ça me ressemblait si peu que j’eus la certitude de lui avoir dit la vérité. C’était bien moi, cette absence de moi-même. J’existais enfin, comme tout un chacun. Ça m’a fait tellement peur que j’ai fait une rechute et lorsque Madame Gallimard m’a vu dans cet état, le couteau pour tendances suicidaires à la main, elle a eu très peur. Je la remercie ici de sa gentillesse.
Je suis obligé ici de revenir sur mes pas. Je le fais à contrecœur, pour ne rien vous cacher. Je n’ai pas osé écrire ces lignes à leur place, dans le précédent chapitre, car je n’étais pas encore chimiquement au point. J’en fais donc un chapitre à part, en hommage à mon nouveau médicament, dont le docteur Christianssen m’interdit de donner ici le nom, car c’est l’éthique médicale.