Je vais donc tout dire, car je suis en ce moment sans scrupule, atténué. Il y aura peut-être lecteur : je ne veux rien lui épargner. Je ne cherche pas à m’épargner non plus, car à cet égard, je suis un autodidacte : je me suis appris tout seul, sans l’aide de Tonton Macoute, et ce que je sais de moi, je ne peux plus me l’épargner.
Ce que je viens d’indiquer de mon arbre généalogique, je le tiens de ma mère. Elle ne me mentait jamais, mais elle m’aimait beaucoup et mentir par amour est une des plus vieilles vérités de l’organe populaire.
Je ne sais pas pourquoi elle s’est tiré ce coup de revolver. Mais la balle n’a jamais cessé de grandir en moi.
Je me vois contraint de dire ici que l’extrait de naissance de Tonton Macoute et celui de ma mère sont, comme par hasard, introuvables. Ils les ont laissés en Russie, à la source du mal, et c’est en vain que j’ai cherché à les obtenir. La révolution bolchevique, cette grande purificatrice, a tout balayé. Je ne saurai donc jamais s’ils étaient frère et sœur, et s’il y eut inceste. Il s’agit sans doute d’une simple rumeur intérieure : le psychisme et le subconscient ont toujours eu la langue empoisonnée. Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose, et ce quelque chose, c’est sans doute moi. Je me sens le produit d’une consanguinité intolérable et fraternelle, charrié par mon sang d’un massacre à l’autre, mourant sous la torture, torturé et tortionnaire, terroriste et terrorisé, écrabouillé et écrabouilleur, je me scinde en deux, schizo, à la fois exterminé et exterminateur, Plioutch et Pinochet et je suis alors saisi de tendances humanitaires morbides, « messianiques et réformatrices » aiguës, avec psychiatres et camisole de force chimique, en proie à la conviction parano que tous les hommes sont mes frères et toutes les femmes mes sœurs, ce qui me fait souvent débander. J’ai même dû exiger d’Alyette un certificat de naissance rassurant de la mairie de Cahors, tel père, telle mère, car Tonton Macoute était parfaitement capable de l’avoir engendrée, elle aussi, comme à notre origine, pour faire banaliser ainsi, par la répétition de père en fils, son propre crime à notre égard. À moins qu’il n’ait cherché à obtenir ainsi génétiquement, depuis le début des temps, par cet élevage hautement prémédité, une sensibilité à ce point coupable, vulnérable et réceptive qu’il en résulterait peut-être encore dans la famille quelque nouvelle bleuette littéraire, avec une jolie crise mystique. Je n’ai donc strictement aucune preuve et ce n’est certes pas moi qui irais intenter à Dieu ou à n’importe quel autre irresponsable qui se prévaut de son inexistence imaginaire pour nous forcer à de vaines recherches de paternité, encore un de ces procès d’intention dont le seul résultat jusqu’à présent est une prolifération d’avocats qui se dessaisissent les uns après les autres de l’affaire, sous prétexte que le paranoïaque s’adresse toujours à un avocat plutôt qu’à un psychiatre. Si je suis paranoïaque, le moins qu’on puisse dire, c’est que le monde est peuplé d’hommes qui ne le sont pas assez, si bien que seules les persécutions échappent aux persécutions.
Je mettais chaque matin à la boîte postale de la clinique une lettre à l’anonyme, sans adresse ni destinataire, bien que celui-ci n’existât pas et fût donc habitué à ces accusations. J’avais d’ailleurs appris par les infirmières que je n’étais pas seul, à la clinique, à souffrir de cet état de manque. Il y avait au premier un écrivain mondialement connu qui essayait de créer Dieu à partir des œuvres d’art. Il était en traitement depuis trois mois et je le croisais parfois dans les couloirs en compagnie d’un rabbin en bas blancs que je faisais semblant de ne pas remarquer, pour ne pas donner au grand écrivain l’impression que je le prenais pour un halluciné. Le nom du rabbin était Schmulevitch ; ma mère m’en avait souvent parlé car il était de notre côté exterminé et sa sagesse avait été proverbiale en son temps. Il avait été pogromé à coups de sabre à Barditchev, en 1883, et n’était venu à la clinique du docteur Christianssen que sous l’effet de l’angoisse. C’est une chose assez facile à expliquer et bien connue de tous ceux qui ont été dépensés sans compter : il reste toujours des terreurs passées des éléments incontrôlés qui continuent à sévir. Ainsi que je l’ai dit, lorsque je le croisais dans le couloir, je faisais semblant de ne pas le voir, par égard pour les neuroleptiques, mais une fois, il entra dans ma chambre et, profitant d’un vieux poème yiddish que ma grand-mère m’avait souvent récité lorsque j’étais enfant, il me dit en souriant :
— Spi malioutka, dors mon petit. Il y a ailleurs de tout autres chants et de chacun d’eux naissent peut-être des mondes heureux.
Mais je n’étais plus un enfant et je n’avais plus d’excuses. Et je sais, certes, qu’il y a quelques très beaux cris mais ces chefs-d’œuvre que l’on ne cesse de jeter au rebut dans les musées et les bibliothèques ne sont eux aussi que des lettres à l’anonyme. Je ne suis pas un dément et je n’irai pas les brûler ou les lacérer au nom d’une vie authentique. Je répondis donc au rabbin du toc au toc :
— Je n’ai que faire de vos consolations et de vos ruses espératrices. Il demeure que l’humanité est le seul fruit tombé qui n’ait point connu d’arbre. La seule solution possible est d’accepter son caractère tombé, échoué, inachevé et mutilé en évitant de l’apercevoir. Les psychiatres sont justement chargés de cette mission sacrée, qui est de lutter contre les excès de lucidité. C’est pourquoi je suis ici. L’art, monsieur le rabbin, est une caricature d’un ailleurs. J’ai quelque mal à l’accepter. Mais j’y parviendrai.
Il se tortilla la barbiche en méditant sur l’anonyme.
— On peut concevoir des poèmes qui ont pris corps céleste et où vivent des familles heureuses, me lança-t-il.
— Il y a en effet toutes sortes d’espoirs de première bourre, répliquai-je, et je reconnais que nous ne sommes pas sans susucre. Cependant, monsieur le rabbin, si on fait la somme de toutes les prières qui ont été adressées depuis le premier cri, on est tenté d’admettre avec Mao que huit cents millions de Chinois ont plus de chance d’y arriver. La vérité est qu’il n’y a pas eu d’or originel et que le toc est resté du toc.
Il me lança un regard triste et s’effaça, car il n’était pas en mesure de lutter contre mes cent cinquante gouttes d’halopéridol.
Je reçus également un coup de téléphone de mon éditeur : madame Simone Gallimard voulait savoir quel titre j’entendais donner à mon nouveau livre. Quand je lui dis que le titre était PSEUDO, elle garda longtemps le silence et je me demandai si je n’avais pas blessé ses sentiments religieux.
Il y avait cependant des moments où le toc devenait intolérable et je nous cherchais des excuses. Je me disais que nous étions peut-être dans cet état informe, mutilé, inachevé et souvent mis de côté dans lequel Faust avait vécu pendant le temps pour lui interminable que Gœthe avait mis à l’écrire. Il existe sur ce point divers témoignages, notamment dans une lettre du jeune Heine, qui avait rendu visite à Faust alors que celui-ci n’avait qu’un demi-visage, pas de bras et une seule couille. On oublie en général que Gœthe avait travaillé plus de quinze ans pour finir son œuvre. Il s’agit donc peut-être d’un auteur qui existe bel et bien mais qui n’est pas pressé ou qui n’a pas la notion du temps. Il faut faire la part du feu sacré et de l’inspiration chez un créateur même si en attendant il vous jette au rebut d’ébauche en ébauche, depuis des millénaires. Je m’amusais parfois à imiter sur mon ventre, au crayon rouge, la signature de Tonton Macoute, dont on ne disait point à ce moment-là qu’il fût mon auteur. Personne ne soupçonnait encore nos liens héréditaires.