J’allais mieux, mes tendances suicidaires avaient disparu, je n’avais plus envie de me supprimer en laissant ce mot d’explication : « enfin authentique ». Je voyais plus clairement ce qu’il y avait d’universel dans l’indifférence dont j’étais l’objet et dans mon conflit de non-fils avec un non-père.
Il y avait aussi d’autres moments où cette absence devenait intolérable et je me remettais à lutter. Je regardais le grand arbre du jardin et je me demandais : qui est là ? comme au temps de mon enfance. C’était, je le savais bien, ce qu’on appelle dans leur jargon une « conduite régressive », mais de régression en régression, il est peut-être possible de rencontrer quelqu’un. Les murs de la clinique étaient insonorisés, à cause des combats de Beyrouth, mais j’entendais autour de moi la circulation de deux milliards de faux jetons de présence qui œuvraient à la bonne marche du toc. Il y avait surtout chaque nuit des meutes de mots qui se réunissaient en concile et vérifiaient méticuleusement pour le lendemain leur pouvoir frauduleux. Il fallait même se taire avec une extrême circonspection car le pouvoir était déjà à l’intérieur ; pour échapper à son emprise, même les poètes se laissaient mourir de silence. Parfois un mot se frayait un chemin par surprise, avec son bidon de sens, mais les neuroleptiques colmataient aussitôt cette brèche. J’entendais quelqu’un me murmurer que j’étais un lâche et que la seule façon de se défendre était les armes à la main, mais je n’étais pas capable d’un choix de victimes. Le docteur Christianssen nous avait prêté deux stéthoscopes, Alyette s’allongeait près de moi et il nous arrivait de nous parler ainsi jusqu’à l’aube.
Le docteur Christianssen s’est révélé un salaud. C’était son tour d’être un salaud. Car il ne faut pas croire, ils ont des salauds au Danemark aussi. C’est leur côté démocratique. Les Danois choisissent chaque année des personnes qui assument le rôle fraternel de salauds, par rotation. Les Danois sont très conscients et solidaires du reste du monde et ils ne veulent pas rompre les liens.
Le docteur Christianssen s’est révélé donc un salaud à son tour quand il refusa de me garder à la clinique, en octobre 1975. Il savait que mon troisième livre était presque fini et il me dit que j’avais déjà tiré profit de mon état et de mon séjour à Copenhague. Il décida que j’avais réussi à me récupérer moi-même et à mon propre profit et me prononça normal et guéri.
Je lui dis pour l’attendrir que j’allais rentrer à Cahors pour m’occuper de mon frère aîné et des enfants retardés. Mais il refusa de m’aider.
— Je connais votre système de défense, Ajar. Votre frère, c’est vous môme. L’autre est un adulte parfaitement mûri. L’enfant « demeuré » qui a toujours douze ans, malgré son âge, c’est chez vous. Vous le dissimulez de votre mieux et vous vous êtes même laissé pousser une grosse moustache, pour mieux vous cacher. Je reconnais qu’il y a là une situation difficile, mais féconde. Le besoin d’affabulation, c’est toujours un enfant qui refuse de grandir. Continuez à écrire et vous aurez peut-être un prix littéraire.
Et il m’éjecta, car il remplissait un rôle social.
J’avais peur d’aller à Paris à cause des passages cloutés. Étant donné la nature au volant, c’est sur les passages cloutés que l’on a le plus de chance d’être écrasé. C’est étroit, bien défini et le gars au volant peut viser juste.
Et puis il y a les feux verts qui cherchent à vous baiser, en vous encourageant à traverser pour vous piéger. Moi je traverse toujours au feu rouge.
Je m’arrêtais quand même à Paris pour voir Tonton Macoute. Je n’avais rien à lui dire. On pourrait donc se parler normalement. Il portait une robe de chambre bleue, avec des éléphants dessus, pour faire de la pub à un de ses livres…
Il me tendit la main.
— Comment va ?
— Toc-toc.
— Tu as fini ?
— Oui. J’ai même en tête un autre livre.
— Ah ?
J’attendais. Il s’en foutait avec tact.
— Tu veux savoir le sujet ?
— J’aime mieux le lire.
— J’aurai besoin de ton autorisation pour publier.
— Quoi ?
Il a sur le front des veines qui se gonflent, sous excès d’intérieur.
— Paternaliste, c’est ça ? Tu peux me dire à quel moment j’ai exercé sur toi la moindre autorité ?
— Jamais, au grand jamais. Tu n’as jamais eu le moindre geste de cette nature. Il ne s’agit pas de ça. Mais dans ce livre je parle de toi.
Il a ri.
— C’est un beau sujet.
— Je dis tout.
— Ça n’existe pas, tout, en littérature. C’est toujours des bribes. L’idée de tout dire, dans un livre, c’est une idée de débutant. Un manque de métier.
— Je raconte comment tu as couché avec ma mère, et comment tu n’as jamais voulu reconnaître cette responsabilité envers moi.
Le docteur Christianssen me mit une main amicale sur l’épaule. Alyette était à mes côtés. Il n’y avait pas d’Annie, que la réalité invente à ses moments perdus. Tonton Macoute était loin. Tout était familier, quotidien. J’étais couché, j’avais les yeux bien ouverts, mais je n’avais pas envie de hurler, car je n’ai pas peur des fantasmes. Ce sont nos meilleurs amis.
Et je luttais. Il y avait des acétates de bamum qui se mélangeaient avec des zazas, pour l’absence de sens. Il y avait des carnabus qui s’aspertaient pour plus d’insignifiance. Les clocs babotaient pour ezyauter les babettes et refouler les mots. Il y avait des viaducs qui potaient avec des viocs et jossuaient les abats pour plus d’informulé. Il y avait, certes, quelques fleurs qui tenaient bon, mais elles sentaient Saint-John Perse. Les ganettes s’aputaient avec les crates, pour empêcher les aveux. Mais parfois des bribes de Rimbaud réussissaient à franchir, et il y avait tentation, avec main et stylo. Je refoulais le poème, faute de moyens. Sous les abat-jour rouges, les galions chargés de mots vides qui coulaient à la recherche des profondeurs, revenaient à la surface plate sous le poids de leur cargaison. Le dire se formait cependant en dépit de mes efforts contre-nature, et la parole se mettait à errer à la recherche de quelqu’un à tromper.
Il était là, à mon chevet, et restait impassible. Rien, aucune réaction, à lui-même pareil.
Et puis il m’a regardé, de Paris.
De ses yeux bleus, un peu rougis, mais seulement par le travail. Sans trace de pitié. Le bleu, c’est encore une réputation surfaite.
— Bof, tu sais, tous les sujets se valent. C’est la manière de les traiter qui compte, et le talent. La culpabilité, le Père haï parce qu’il n’est pas aux cieux, l’inceste odieux et fraternel de l’espèce, sans rien d’incomparable pour qu’il pût y avoir amour, la malédiction génétique, une humanité d’hérédos… Pourquoi pas, si ça fait encore un beau livre ? Parle de moi, de toi-même, librement. Radek disait à Staline : « Une bonne ménagère doit savoir utiliser tout, même les ordures. » Je te fais confiance.
Il me regardait fixement de ses yeux aux reflets de moi-même. Le jansénisme du néant promettait la pureté rédemptrice de l’œuvre d’art.
— Parce que rien n’existe, rien ne compte… sauf la littérature ?
Ce n’était pas vrai, car il aimait aussi les cigares.
— Tu sais, après, quelque part, toujours, si c’est une œuvre de talent, la littérature rejoint la vie et la féconde… J’ai expliqué tout ça…
Il sourit.
— … Dans un livre, justement.
— Alors, Tonton, quelle est la différence entre un salaud intégral et un bienfaiteur de l’humanité ?
— Il y a des gens qui ont été des salauds dans leur vie et des bienfaiteurs de l’humanité dans leurs œuvres… En ce qui me concerne, je ne suis « intégral » en rien. Toi non plus. Personne. Il y a toujours une marge pour le meilleur… et pour le pire.
Et humaniste, avec ça, pensai-je. J’ai même dû le dire à haute voix, parce qu’accoururent alors de toutes parts dix mille curés qui me donnèrent à qui mieux mieux l’absolution du crime, en raison des souffrances morales et pures qu’il m’inspirait, et des œuvres d’art admirables auxquelles il avait donné naissance.
— Auschwitz n’a pas encore donné grand-chose du point de vue artistique, il faudra peut-être recommencer, dis-je. Le déclin de la syphilis explique le manque de plus en plus sensible de génies. Il faudrait reféconder par l’horreur, pour qu’il y ait encore Dostoïevski ou Goya. Tu n’es pas un monstre sacré, tu es seulement un monstre. Et je te hais de me voir si laid dans ce miroir.
— Il va venir vous voir, je lui ai parlé, dit le docteur Christianssen. Vous avez tort de vous accrocher au refuge de la clinique, en cherchant à passer définitivement de l’autre côté, Pavlowitch. Vous ne réussirez pas à fuir.
Je pensais aux villes allemandes que Tonton Macoute avait bombardées. Des milliers de civils bousillés. Or, dans les maisons qu’il faisait ainsi sauter, il y avait des canaris, des chiens, des chats. Des centaines de petits chats. Il avait dû tuer des milliers de petites bêtes innocentes.
Nini, pensais-je. C’était une idée de Nini. Il faut se méfier du cynisme, parce qu’il aide à vivre.
Tonton se leva. Il emplissait la chambre. Je lui dis :
— Je sais que j’ai une imagination déréglée et morbide, mais je suis sûr et certain que tu es mon père.
— Je me demande pourquoi ?
— Parce que des fois je te hais comme c’est pas possible.
Il me parut que son visage prit un coup de souffrance, mais peut-être je me vante. Et Dieu s’est toujours protégé contre la haine par une quantité innombrable de petits pères.