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Ce n’était pas vrai, car il aimait aussi les cigares.

— Tu sais, après, quelque part, toujours, si c’est une œuvre de talent, la littérature rejoint la vie et la féconde… J’ai expliqué tout ça…

Il sourit.

— … Dans un livre, justement.

— Alors, Tonton, quelle est la différence entre un salaud intégral et un bienfaiteur de l’humanité ?

— Il y a des gens qui ont été des salauds dans leur vie et des bienfaiteurs de l’humanité dans leurs œuvres… En ce qui me concerne, je ne suis « intégral » en rien. Toi non plus. Personne. Il y a toujours une marge pour le meilleur… et pour le pire.

Et humaniste, avec ça, pensai-je. J’ai même dû le dire à haute voix, parce qu’accoururent alors de toutes parts dix mille curés qui me donnèrent à qui mieux mieux l’absolution du crime, en raison des souffrances morales et pures qu’il m’inspirait, et des œuvres d’art admirables auxquelles il avait donné naissance.

— Auschwitz n’a pas encore donné grand-chose du point de vue artistique, il faudra peut-être recommencer, dis-je. Le déclin de la syphilis explique le manque de plus en plus sensible de génies. Il faudrait reféconder par l’horreur, pour qu’il y ait encore Dostoïevski ou Goya. Tu n’es pas un monstre sacré, tu es seulement un monstre. Et je te hais de me voir si laid dans ce miroir.

— Il va venir vous voir, je lui ai parlé, dit le docteur Christianssen. Vous avez tort de vous accrocher au refuge de la clinique, en cherchant à passer définitivement de l’autre côté, Pavlowitch. Vous ne réussirez pas à fuir.

Je pensais aux villes allemandes que Tonton Macoute avait bombardées. Des milliers de civils bousillés. Or, dans les maisons qu’il faisait ainsi sauter, il y avait des canaris, des chiens, des chats. Des centaines de petits chats. Il avait dû tuer des milliers de petites bêtes innocentes.

Nini, pensais-je. C’était une idée de Nini. Il faut se méfier du cynisme, parce qu’il aide à vivre.

Tonton se leva. Il emplissait la chambre. Je lui dis :

— Je sais que j’ai une imagination déréglée et morbide, mais je suis sûr et certain que tu es mon père.

— Je me demande pourquoi ?

— Parce que des fois je te hais comme c’est pas possible.

Il me parut que son visage prit un coup de souffrance, mais peut-être je me vante. Et Dieu s’est toujours protégé contre la haine par une quantité innombrable de petits pères.

Je ne sais si le docteur Christianssen avait raison et si ce fut vraiment le fait de m’être vu étalé, au vu et au su, sur toute une page du Monde qui avait provoqué cette nouvelle crise d’angoisse. C’était le premier journal que je fus autorisé à lire depuis un mois. Je l’ai lu de la première à la dernière.

Il y eut agression.

Je n’ai plus eu droit à la radio ni aux journaux mais ça a continué à l’intérieur, avec envie immense d’une autre espèce.

Les singes s’enculaient autour de moi par grappes inhumaines et je sanglotais d’émotion devant tant d’innocence.

Il y avait des culs sans précédent qui passaient dans le ciel et je sanglotais de gratitude devant leur absence de crime.

Des têtes se mettaient parfois à pleuvoir, il y en avait qui rêvaient encore.

Dieu, la corde au cou, était ramené à FOR Corral, il était devenu un cheval pour s’innocenter. Les chevaux n’étaient pas croyants et ne le mêlaient pas à leur fumier. Dieu hénissait sa honte. Les chevaux ruaient pour se défendre, car ils connaissaient leur bonheur.

Je percevais parfois autour de moi des tentations de langage, mais les mots avorteurs reprenaient aussitôt les choses en main. Il y avait alphabet, grammaire, vocabulaire, syntaxe, civilisation, figure de style, ordre des choses, répression.

L’halopéridol n’a aucun goût. On peut en faire absorber à un dissident soviétique sans même qu’il le sache. C’était il y a un mois page trois du monde.

L’halopéridol est un hallucinotique qui calme la réalité et la rend moins agressive.

On en administre à la réalité cent cinquante gouttes par jour en trois fois.

Si vous êtes un délirant, l’halopéridol n’aura sur vous aucun effet parkinsonien : vous ne deviendrez pas raide comme du bois mort. Si vous êtes bien adapté à la réalité, normal, vous faites du Parkinson sous l’effet des gouttes. La preuve est ainsi faite que la schizo a une cause physiologique, avec espoir d’hérédité.

J’ai écouté ces rassurances que me donnait le docteur Christianssen. J’ai gueulé.

— Votre halopéridol est réac. Il est de droite. Il est répressif. Il diminue l’indignation, empêche la révolte, l’agressivité révolutionnaire. Il est contre l’imagination.

Le danois remua la queue. Il avait mis sa bonne tête sur mes genoux.

— C’est vrai, aboya-t-il. Seul l’anafranil est de gauche. Il est stimulant, excitant, infurionisant, survoltant, propulsant. L’halopéridol est facho, l’anafranil est gauchiste.

Et il a continué à aboyer, en remuant la queue, car chez les chiens, ce n’est pas sans espoir.

J’ai essayé de me tirer par la fenêtre pour courir au Moyen-Orient et faire des miracles mais je n’ai pas trouvé de taxi. Ils m’ont ramené à la clinique. Le docteur Christianssen me demanda si je n’en avais pas marre d’être crucifié et il me fit remarquer que je faisais ça aussi bien moi-même. Qu’est-ce qu’ils auraient foutu à Jésus, comme traitement à l’insuline pour « tendances messianiques ».

Dès que je fus repris en main, je remarquai qu’il y avait dans ma chambre une chaise de plus. D’habitude, il n’y en avait qu’une et une autre pour le docteur Christianssen, qui ne s’asseyait jamais. Maintenant il y en avait trois. J’en fus d’abord angoissé, car j’avais déjà assez d’ennemis. Puis je compris que Tonton Macoute s’était précipité à Copenhague et qu’il avait dû passer plusieurs nuits soucieuses à mon chevet, avant de repartir. C’était la seule explication possible de son absence.

Je m’arrêtais à Paris pour le remercier. Il portait une robe de chambre bleue, avec des éléphants dessus pour faire de la pub à un de ses livres. Une image de marque.

— J’ai déjà utilisé ce procédé de répétition hallucinatoire dans un de mes romans, me dit-il.

Je lui remis les lettres. Je me désistais de toute candidature aux prix littéraires, comme en 1974, quand j’étais encore intact.

— Je ne veux pas de leur truc. Et puis je ne suis pas en état. Je ne veux pas m’exposer. Ils diront : un psychopathe.

— Bien. Je les ferai porter à la veille du Renaudot et du Goncourt.

— Je ne veux pas être identifié. Personne n’a une vraie photo de moi, personne ne sait où j’habite. Tous les bouts sont cachés. On me croit un itinérant, vivant hors de France. J’ai un dossier de police chargé et je ne peux pas rentrer. Il ne s’agit pas d’être « récupéré » par la société, ce n’est pas la question. Ce qui existe, c’est la récupération de soi-même à son propre profit. Non seulement ça existe, mais c’est même le véritable triomphe d’exister.

Il approuva.

— Ça donnerait un roman intéressant. Un sujet bien de ce temps.

Ce que je ne comprenais pas alors, c’est pourquoi le seul homme vivant pour qui j’avais de l’affection m’inspirait à chaque rencontre une telle haine de moi-même. Peut-être n’y avait-il rien de familial ni même de personnel. La vraie raison est que je ne peux pas accepter l’utilisation de la souffrance dans un but d’art. Je ne puis accepter l’idée que seuls les chefs-d’œuvre vivent heureux.

— Mais alors, pourquoi donc écris-tu, pourquoi donc appelles-tu ? ne me demande personne.