Quelques pistes sont pourtant utiles pour aider à sa lecture. La première, la principale, consiste simplement à intervertir les fausses données sur les deux personnages principaux. Il ne s’agit pas d’un texte de Paul Pavlowitch inventant Romain Gary pour mieux l’assassiner, comme on l’a lu à sa sortie en 1976, mais d’un texte de Romain Gary inventant Paul Pavlowitch pour mieux assassiner Gary. Un texte de Romain Gary réglant ses comptes avec lui-même et expliquant ses motivations, à l’origine de l’invention d’un simple pseudonyme qui s’est transformé en formidable machine infernale. Ce qui lui a donné au passage l’amère victoire de constater à quel point un milieu intellectuel parisien qui décide de la qualité et de la gloire de quelques écrivains est lui-même une machine à mépriser les uns pour mieux valoriser les autres. Futilité, cruauté et ridicule de la Puissance, thèmes garyens par excellence, là encore. Au départ, il était guidé par la « vieille tentation protéenne de l’homme », parvenir à être un autre, se cacher derrière un autre qui n’existe pas, être un nouvel écrivain, recommencer une nouvelle œuvre, vivre une nouvelle vie. Tentation ambitieuse, de nature existentielle, qui n’avait vraiment rien à voir avec une imposture : « j’avais l’illusion parfaite d’une nouvelle création de moi-même par moi-même », écrit-il. Il avait aussi l’espoir d’illustrer ainsi son rêve de « roman total », décrit dans Pour Sganarelle, où la fiction dépasse les bornes du livre pour se répandre dans le monde dit réel et le plie à ses impératifs imaginaires, c’est-à-dire à sa fantaisie.
Le livre est donc d’abord une entreprise de désinformation où tout est à lire à l’envers. Un exemple parmi d’autres : le choix du titre du deuxième livre d’Ajar. Gary l’avait intitulé La Tendresse des pierres, l’histoire de Momo étant de celles qui attendriraient même des cœurs de pierre. La couverture d’André François représentant une femme à l’enfant, avec des nombrils bien visibles et des têtes remplacées par des pierres, était déjà prête et a été conservée pour l’édition originale. Quand soudain, dans la réalité, Annie, la femme de Paul, se rappela que Jess, l’héroïne d’Adieu Gary Cooper, dit à un moment qu’elle écrit un livre intitulé : « La Tendresse des pierres ». Panique de Gary qui avait complètement oublié ce détail. Lui qui craignait en permanence de se faire prendre en flagrant délit de lui-même vit là une preuve évidente de sa paternité sur l’ouvrage. Il fallait donc faire marche arrière. Paul fut chargé de faire savoir qu’il trouvait finalement ce titre – que tout le monde trouvait bon – exécrable, en brodant sur le thème : « c’est complètement putain », que Paul sut très bien développer dans le genre « ça racole, c’est merdique », tout mais pas ça, je paierai, je n’y survivrai pas. Il devenait bon comédien. Quand le télégramme de Gary signé « Émile » arriva avec ses propositions : Les premiers pas ; Tendres bagages ; Rien ; Quelqu’un à aimer ; Madame Rosa ; Momo…, il était trop tard et Michel Cournot avait déjà choisi La Vie devant soi. Le hasard fait parfois bien les choses. Si l’on prend maintenant la version donnée dans Pseudo, on y retrouvera cette histoire de titre dans tous ses détails, mais réécrite et réinterprétée. Pavlowitch étant l’auteur du livre, c’est donc lui qui a choisi ce titre La Tendresse des pierres, qu’il a emprunté, mais sans le faire exprès, à un livre de son oncle, souvenir inconscient. Mais en réfléchissant, il se souvient que c’est tonton Macoute qui lui a suggéré ce titre, qu’il a eu une attitude bizarre pendant tout l’épisode et en fait l’a manipulé pour qu’il le choisisse précisément, pense-t-il, parce qu’il figure dans une œuvre de Gary. Ainsi tout le monde se dira que Gary est l’auteur véritable de l’œuvre de Pavlowitch. Conclusion : tonton Macoute est un jaloux pervers. Ce simple exemple suffit à rendre compte des contorsions de l’auteur-python (l’image rampe dans tout le texte) qui prend un malin plaisir à « se bouffonner », à « se péjorer », à se caricaturer pour mieux couvrir sa tentative de fuite.
Mais le livre est à lire aussi comme une entreprise proprement littéraire placée sous le patronage d’une série d’écrivains qui cette fois sont résolument des poètes. « À moi l’histoire d’une de mes folies », écrivait Rimbaud dans Une saison en enfer (« Délires » II, « Alchimie du verbe »). Tel semble aussi le projet de Gary dans cette folle narration. Qui convoque, obliquement, puisque la clinique psychiatrique du Docteur Christianssen se trouve en pays Scandinave, Hamlet, prince du royaume de Danemark qui, un crâne à la main, dit sans cesse et pour l’éternité : « To be or not to be » ; être ou ne pas être, telle est la question d’un écrivain hanté par la recherche d’un absolu qu’il traque dans et par la création littéraire, comme Malraux.
Mais Gary place son livre sous le signe d’un autre alchimiste du verbe qui est Henri Michaux, poète déjà présent à la fin des Enchanteurs et à qui il emprunte son exergue : une citation où passent l’angoisse, la peur physique, la persécution et le dédoublement entre homme intérieur et homme social. Tout le livre et le chapitre XXVII en particulier qui commence par « Le Docteur Christianssen s’est révélé un salaud » est un hommage à Michaux, dans l’invention verbale, une sorte de « à la manière de », imitée, dans le recueil Qui je fus, du poème intitulé « Le grand combat » bâti à base de néologismes (« Il l’emparouille et l’endosque… »). Le paragraphe de Gary où il fait de même (« Il y avait des acétates de barnum qui se mélangeaient avec des zazas… ») commence par « Et je luttais », ce qui confirme la référence. On notera que, dans cette page et ailleurs, passe le nom de Saint-John Perse, peut-être pour le caractère parfois obscur ou difficile de son écriture et aussi pour sa visée à la fois métaphysique et résolument de ce monde, Passe encore Rimbaud, et, ailleurs, Mallarmé et le « don du poème » et encore Valéry. Comme si Gary comprenait soudain que dans son « entreprise qui n’eut jamais d’exemple », comme disait Rousseau qui s’y connaissait en introspection, l’écriture poétique aurait été beaucoup mieux adaptée à ses besoins, suggérant toujours plus que ce qu’elle exprime par les moyens d’associations et de musique qui lui sont propres, pour inventer « une langue […] tout à fait étrangère », ce qui également est au départ de l’entreprise surhumaine d’Ajar. Gary tente bien des sorties, comme dans tous ses livres vers d’autres langues qui existent et sont peu parlées, le hongro-finnois par exemple qui est peut-être le finno-ougrien parlé en Hongrie, ou n’existent pas, tel ce dialecte égyptien précolombien plein de fantaisie, Quoi qu’il en soit l’ajar reste sa plus belle tentative de fuite linguistique, avec rire, néologismes, désespoir et sauts de carpe (voir la notice de La Vie devant soi, ou lire Gros-Câlin ;. Ajar-Gary est un inventeur.
Pseudo est aussi un effort pour naître de rien ni de personne d’où l’espoir que suscite en son auteur la nouvelle (fausse) que les savants travaillent à la fabrication d’un gène complètement artificiel qui serait à lui-même sa propre origine. On frémit en pensant qu’en fait les savants allaient (vraiment) bientôt inventer le clonage, Gary n’y aurait pas survécu. Soucieux d’échapper à toute aliénation, influence, regard des autres, hérédité, il s’est lancé là dans une opération d’émancipation de soi par rapport à soi et à tous ses passés, surtout celui d’écrivain. Cela aboutit à Ajar, qui dégénère en Pavlowitch qui est le fils de sa cousine, ce qui revient à dire : je suis, donc je suis coincé, cerné de tous les côtés, cogito désespérant. D’où angoisse et claustrophobie familiale.