Les questions sans personne sont toutes à main armée, avec occupation par des éléments psychiques irresponsables. On peut les faire taire provisoirement par un traitement chimique oblitérant, mais on peut aussi essayer de se laisser traverser par elles comme un fil de haute tension qui se décharge sur du papier pour ne pas éclater. J’étale mes tripes par besoin de décharge publique. Qu’il y ait de la mégalomanie dans une préoccupation aussi colossale avec ma petitesse, avec cette absence de limite à mon besoin délirant de genèse et de salut, je n’ai pas attendu l’aide des psychiatres pour m’en rendre compte : mais ce n’est pas moi, c’est mon état nul et non avenu qui atteint ainsi à la démesure. Je sais aussi que mes piaulements de souris broyée sont trop cliniques pour qu’il y ait délectation, mais les boyaux se tordent sans souci d’œuvre littéraire.
Je veux la fin heureuse de l’utopie, sans besoin d’art.
C’était probablement chez moi, comme le croyait le docteur Christianssen, une peur inhumaine de la mort. Rien de ce qui est mortel ne peut être authentique. Ma haine des chefs-d’œuvre était une jalousie de mortel.
Tonton Macoute paraissait triste.
— Ils te découvriront à Caniac, tu sais. Et j’avoue que je ne sais pas ce que tu essayes de cacher.
— Rien, lui dis-je. Rien. Tu avoueras que s’il est une chose qu’il vaut mieux cacher, c’est ça. Je ne veux contaminer personne. Je garde donc rien pour moi. Sans ça, je serais vraiment obligé de faire pseudo-pseudo, avec religion et idéologie à l’appui. Cacher par tous les moyens ce rien que l’on ne saurait voir. Je ne suis pas sociologique : pas d’alibi. Je suis génétique depuis trois millions d’années et je le demeure. Non sans confiance. Ça viendra. Il y aura fin du monde héréditaire.
— Je suis assez d’accord avec le rien, sauf qu’il n’y a jamais eu et qu’il n’y aura jamais de chef-d’œuvre néantiste…
On se comprenait, quoi. Il refusait de voir que l’art n’était qu’un objet, parce qu’il croyait en lui-même.
Je suis rentré dans le Lot. Annie m’attendait.
Je parlerai un jour des femmes. Mais il faut pour cela attendre qu’il y ait en moi encore plus de rien, qu’il y ait vraiment de la place. Un jour, je réussirai à faire en moi un vide immense, et je pourrai alors leur donner toute la place. Mais les livres ont un commencement et une fin, et je ne veux pas parler des femmes dans ce qui a un commencement et une fin, je ne pourrais pas leur rendre justice.
Quand je fus à Caniac-du-Causse, je touchai la terre de ma main pour être plus sûr.
Il y a aussi le pain, mais il faudrait le faire soi-même, pour être sûr.
Le feu dans la cheminée brûlait pour m’accueillir en frère.
Il y avait le grand-duc tout blanc dans le grenier qui était toujours bien reçu et qui revenait chaque nuit pour l’enfant qui était à l’intérieur.
Les nuits prenaient des apparences tranquilles, car elles avaient dû recevoir un mot du docteur Christianssen.
Je marchais sur les noix tombées par terre, car c’était la saison et le grand noyer à l’entrée obéissait aux lois du genre, sans se soucier d’autre chose.
Je dormais bien et lorsqu’une fois les gendarmes sont passés et m’ont demandé mes papiers, je n’ai pas eu peur, parce que ce n’est pas la police qui trouvera le coupable.
Lorsque le soleil se levait, je ne craignais pas de sortir et regardais sans peur le quotidien familier, car j’avais été bien soigné. J’éprouvais encore parfois de brèves terreurs, mais je croyais maintenant qu’elles étaient sans raison. Je n’étais plus en proie à la lucidité et je vivais de bon cœur.
Annie avait pris la place d’Alyette qui m’avait quitté, car elle était inguérissable.
J’avais oublié Ajar. Je savais que je n’en aurais plus besoin, que je n’écrirais plus jamais un autre livre, parce que je ne souffrais plus d’être moi-même.
Personne ne venait chez moi. Je ne recevais plus de coups de téléphone. Le monde n’avait plus mal nulle part. J’étais guéri, bien guéri.
Je me trouvais devant ma maison, une pioche sur l’épaule, lorsque j’ai vu arriver une R6 grise, avec une nature au volant. Je connaissais la nature en question. C’était Bouzerand, un ami d’Annie, qui l’avait connue autrefois à Cahors. J’ai failli l’embrasser, tellement j’étais guéri.
Il avait grise mine. Ou peut-être était-ce le gris de la R6 qui débordait.
Il me dit qu’il n’était pas venu en ami mais en journaliste. Il travaillait pour Le Point et était venu de Paris avec un photographe pour m’épingler.
— C’est toi Ajar.
J’étais tellement guéri que je n’ai fait ni une ni deux. Je ne l’ai même pas étranglé. Je ne mens pas, je peux prouver que je ne l’ai pas tué ni le photographe, car ils sont tous les deux vivants, et s’ils disent le contraire, je demanderai l’autopsie, parce que s’ils se prétendent morts, c’est qu’ils sont encore plus vivants qu’ils ne l’imaginent.
Je les ai fait entrer et je suis allé chercher ma carabine. Mais j’avais toute ma raison et je savais que cela ferait seulement encore une cause célèbre, et rien d’autre. Je ne voulais pas collaborer avec les causes célèbres, parce que c’est toujours la même cause célèbre depuis cent mille ans et il y en avait marre de la célébrité.
Le photographe s’appelait Rolland et comprenait, parce que c’était encore un mec jeune. Bouzerand comprenait aussi, mais seulement parce qu’il était intelligent.
Ils ont été plutôt gentils, tout compte fait, car ils avaient le couteau sur la gorge. Tout le monde vit le couteau sur la gorge et du couteau sur la gorge, c’est une situation alimentaire.
Le photographe n’a demandé que mes yeux, parce que ce qu’il voulait, c’était les yeux de Momo, celui qui a douze ans ou peut-être cent mille, dans mon ouvrage autobiographique. Bouzerand était d’accord, car il n’était pas tout à fait mort. Ils ont téléphoné à leur patron du Point, Imbert, qui était d’accord aussi, parce que si je faisais une cause célèbre, en tuant son envoyé spécial, ce serait les quotidiens pendant quatre jours qui en profiteraient, avant la sortie de son hebdomadaire.
J’étais tellement normal que lorsque le couteau sur la gorge m’a demandé d’aller à Paris, j’ai accepté. J’ai voyagé avec eux librement et de mon plein gré, et ils ne m’avaient pas mis de menottes.
J’ai téléphoné au docteur Christianssen qui ne s’est pas montré concerné et m’a dit que j’allais m’en tirer très bien, avec seulement du Tranxène, comme bien d’autres auteurs.
— Tout ce que vous risquez maintenant, c’est encore un livre. Vous vous êtes récupéré, mon vieux, et vous continuerez à vous récupérer. Bonne chance.
À Paris, ils m’ont fait bouffer dans des restaurants chic. Je ne pouvais rien avaler, parce que je me sentais bien, à l’aise, sans angoisse, et cela me nouait l’estomac.
Ils ont tenu parole. Ils ne m’ont pris que les yeux. On ne voit pas le reste de mon visage, sur la photo. Ils n’ont pas donné mon vrai nom. Ça m’a achevé. Je perdais une chance de devenir célèbre. Je ne savais plus où j’en étais, dans mes convictions.
J’ai tenu le coup. Pendant le dîner, j’ai perdu la tête, mais ils ne se sont aperçus de rien. Je tiens beaucoup à la tête que j’ai, comme je l’ai dit, parce que ce n’est pas la mienne. Chaque fois que je vois ma gueule, le matin, je me fais peur et ça me donne du courage pour aller en ville et parler aux adultes.
La Dépêche du Midi, pendant ce temps, avait fait une enquête à l’hôpital de Cahors, et ils avaient appris ainsi que j’étais authentique. Que ma mère était authentique. Que mon frère était authentique. Brusquement, je fus entouré de tous côtés d’authenticité. C’était la fin du canular, de la mystification. Ce n’était plus Queneau ou Aragon qui m’avaient écrit. On ne disait plus, comme on l’avait fait, que j’étais un ouvrage collectif, mais là, ils ont tort. Je suis un ouvrage collectif, avec plusieurs générations qui m’ont donné un coup de main.