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— Tu me dis ça à propos de quoi ?

— Comment, à propos de quoi ? À propos de putes.

J’ai raccroché. Je passe mon temps à raccrocher, mais je n’y arrive jamais.

Je suis reparti. À Cahors, le type de La Dépêche du Midi a été très bien. Il avait découvert que j’étais d’une famille authentique, mais il ne l’a pas imprimé. Il a même téléphoné à Paris pour qu’on ne publie pas les détails sur mon authenticité. De Paris, le gars a demandé :

— Mais vous ne vous êtes pas aperçu que vous avez affaire à un psychopathe ?

Bref, la légende s’affermissait, prenait corps. On allait me laisser en paix, par respect humain. J’ai voulu aller au Café de la Poste et avaler des rats vivants en public, mais le python, c’était mon premier livre et on allait dire que je me répétais.

Nous avons pris la Volks que Tonton Macoute m’avait laissée quelques années auparavant, j’ai pris ma tête de bandit avec moi, pour me faire respecter sur les routes, et nous sommes partis dans la nature, Annie, Nini et moi. Nini ne me quitte jamais vraiment, car elle a encore des espoirs. Elle croit encore qu’elle arrivera à m’inspirer une œuvre néantiste, car ce qu’il y a de marrant avec le nihilisme, c’est qu’il vit d’espoir.

Nous sommes restés en balade trois jours. On est rentré le mardi 18 novembre.

La première chose que j’ai apprise à la radio, c’est que j’avais reçu le prix Goncourt pour La Vie devant soi et qu’on me cherchait partout.

Je fus très calme. Je suis toujours très calme quand je perds la tête. Parce que c’est justement ma tête qui m’empêche d’être calme.

J’ai appelé Tonton Macoute au téléphone, calmement. Il paraissait enchanté.

— Félicitations, Alex. Tout ce mystère s’est révélé payant. Bien joué. Ta mère aurait été si heureuse.

— Fous la paix à ma mère une fois pour toutes. Tu as déjà eu le prix Goncourt avec la tienne…

— Pas du tout. C’était mon livre précédent…

— Tu as des comptes à me rendre. Je t’avais confié des lettres de désistement, que tu t’étais engagé à faire porter aux jurys la veille des prix. Tu ne l’as pas fait. Tu les as gardées délibérément dans la poche. Tu l’as fait délibérément, pour me faire avoir un prix littéraire, pour me mettre sur ta bonne voie… la bonne voie : la tienne…

— Quelles lettres ? Qu’est-ce que tu racontes ? Est-ce que tu auras fini de te mentir, un jour ? Ou est-ce que tu es vraiment complètement fou ? Tu ne m’as jamais donné de lettres. Jamais !

J’avais des gouttes de sueur froide aux tempes et de petits frissons glacés qui me couraient le long du dos. J’ai regardé Annie, pour un peu de réalité.

— Je t’ai donné ces lettres, espèce de salaud ! Tu l’as fait exprès !

Il s’était soudain calmé, comme celui qui comprend. Oui, compréhensif.

— Alex, je t’en prie. Tu ne m’as jamais donné de lettres. Je suis sûr que tu es sincère, tu crois me les avoir confiées mais… tu as dû te l’imaginer à Copenhague, pendant ta période de… désintoxication.

Je me taisais. Il me prenait à la gorge. J’étais sans défense. Je n’ai jamais pris d’héroïne, ce n’était pas vrai. Il me tenait.

J’essayais de vomir ce boulet de canon dans ma gorge, mais c’était au-dessus de mes moyens.

— J’affirme que tu ne m’as jamais donné ces lettres, Alex.

J’y suis arrivé en hurlant.

— Ce que tu es en train de me dire, c’est que je suis un fou reconnu et certifié, que j’ai des hallucinations et que je ne distingue pas mes fantasmes de la réalité ? C’est ça ?

— Tu les as peut-être remises à quelqu’un d’autre. Pas à moi. Je ne les aurais pas acceptées. Je pense que tu méritais un prix littéraire et je suis heureux que tu aies eu le Goncourt.

— Tu ne les as pas fait porter aux jurys, parce que tu voulais me donner une leçon. Tu voulais me prouver que toi et moi, c’est la même merde.

Il se mit à gueuler.

— Je te défends de me parler sur ce ton ! J’en ai marre de t’avoir sur le dos, tu m’entends ?

— Tu veux dire que je t’ai coûté assez d’argent et que tu m’as laissé aller au Goncourt pour être débarrassé de moi financièrement ?

Il s’est calmé.

— Tu es un salaud, Paul.

— Ne m’appelle pas Paul, nom de Dieu ! C’est quelque chose de vrai, n’y touche pas !

— Tu es une ordure. Tu n’as jamais été fou. Tu as inventé ça pour faire encore un livre. Tu as toujours fait pseudo-pseudo parce qu’il y avait là une astuce qui te permettait de fuir tes responsabilités.

— Oui. Copenhague, la clinique, tout ça c’est du bidon ? Tu as jeté ton pognon par la fenêtre ?

— Je voulais que tu puisses écrire ton livre en paix. Christianssen était d’accord.

— Christianssen m’a donné des certificats médicaux irréfutables !

— Les Danois ont toujours caché et aidé les Juifs. Et je vais te dire ceci. Je te crois. Tu es probablement convaincu que tu avais écrit ces lettres de désistement et que tu me les avais données. Mais comme dans ton subconscient tu voulais avoir le Goncourt, que tu ne voulais que ça…

Je me suis mis à hurler d’une voix d’homme. J’ai raccroché, mais comme je l’ai dit, c’est une façon de parler. Il n’y a pas moyen de raccrocher et j’ai trop peur de la mort.

J’ai téléphoné à mon éditeur pour lui dire que je refusais le Goncourt. Il exigea une lettre manuscrite. Ça a pris encore deux jours. Pendant ce temps la publicité Goncourt battait son plein. Un copain m’a téléphoné :

— C’est très fort, mon vieux, d’avoir refusé. Ça va faire une pub énorme. Une pour le Goncourt, une pour le refus. Bravo. T’es un as, Alex.

J’ai essayé de devenir un salsifis sans fibre, mais j’étais vraiment guéri. Et puis, ça revenait au même. Si Tonton Macoute avait raison et que j’avais un subconscient à prix littéraires, c’est que j’étais déjà exactement ça, un salsifis sans fibre.

La maison était assiégée par les journalistes. La nuit, je prenais ma carabine et je tirais dans le tas. Mais je suis incapable de tuer quelqu’un, parce que la vie, je ne prendrais ça à personne.

J’avoue aussi que j’ai calomnié Pinochet, dans ces pages, car je serais incapable de torturer qui que ce soit, comme c’est presque toujours le cas des gens qui sont passés maîtres dans l’art de se torturer eux-mêmes.

J’étais sans défense, visible à l’œil nu et j’avais cinquante paires d’yeux que je n’arrivais pas à fermer pour ne plus voir clair en moi-même. Dès que je fermais une paire, les quarante-neuf s’ouvraient et me regardaient impitoyablement.

Moins j’essayais d’être et plus j’étais. Plus je me dérobais, et plus j’étais publicitaire. Toutes mes difformités secrètes devenaient visibles à l’œil nu.

Ce que les médecins appelaient mes « fissures schizoïdes » s’étaient refermées, colmatées par les substances chimiques, mais si elles empêchaient ainsi le quotidien familier de m’envahir, elles me bloquaient aussi en moi-même et l’équation flagrante Ajar=Pavlowitch offrait au monde extérieur une cible unique, concentrée, circonscrite, que la presse magnifiait, rendait chaque jour plus visible, d’une vulnérabilité à la merci. C’était l’identité dans toute son horreur.

Lorsque La Dépêche du Midi révéla mon nom en première page, dans l’instant qui suivit, je fus dans chaque avion qui quittait Caniac-du-Causse pour le Cambodge, parce que les Khmers rouges qui luttent là-bas pour le droit d’être personne avaient dispersé toute la population de Phnom Penh à travers les campagnes et avaient ensuite changé le nom de chacun pour le rendre anonyme et irrepérable. Je voulais aller là-bas pour être ainsi dispersé à travers la campagne et débarrassé de mon état. Inconnu, de père inconnu et garanti introuvable. Les citoyens de Phnom Penh libérés de leur identité et dispersés dans les campagnes avaient perdu leurs origines, leurs antécédents, leur en mon âme et conscience, et c’est en vain que le fils, là-bas, chercherait son père coupable, il y a heureuse impossibilité, indépendance de la volonté. Au Cambodge, tous les Pavlowitch s’appelaient autrement. Mais j’avais été bien traité. La chimie avait bloqué toutes les issues et tous les avions pour le Cambodge quittaient Caniac-du-Causse sans moi.