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Ma visibilité augmentait avec photos fournies par les Renseignements généraux et je n’osais même plus conduire, car je savais que le Destin avait pris connaissance et risquait de s’intéresser.

Heureusement, une Tout-Paris pour qui j’avais fait autrefois de pauvres jobs certifiait que j’étais une nullité incapable d’écrire deux lignes, et que c’était Tonton Macoute qui était mon véritable auteur. C’était très doux, quelque chose, malgré tout, comme une illusion de paternité par intuition féminine, comme un début de commencement d’un extrait de naissance, avec fin d’hérédité alcoolique et psychiatrique. Il restait, certes, le diabète, la tuberculose et le cancer, mais toutes les reconnaissances de paternité ont leur prix. La rumeur se répandait et je tendais de nouveau vers l’inexistence, avec de moins en moins d’identité où le destin pourrait venir me coincer. Je n’étais plus qu’un couvre-chef. Tonton Macoute se démenait, émettait des démentis, jurait avec indignation qu’il n’y était pour rien. Il faisait des pieds et des mains comme s’il avait honte de ce que j’écrivais, de ce que j’étais : ce n’était pas digne de lui, il refusait toute paternité.

Je prenais du thymergix, mais malgré tous les euphorisants, j’étais incapable de me supprimer, et de toute façon, comme antifasciste, je ne me reconnaissais pas le droit à la solution finale. Le Nouvel Observateur publia une demi-photo de moi avec un point d’interrogation : Ajar ? Malgré le doute, il y avait néanmoins demi-existence, comme tout le monde.

C’est alors qu’au milieu de la nuit, et bourré d’euphorisants, je me suis dit : autant pousser pour me fuir jusqu’à la caricature. M’autodafer. Me bouffonner jusqu’à l’ivresse d’une parodie où il ne reste de la rancune, du désespoir et de l’angoisse que le rire lointain de la futilité.

J’ai attendu le matin et je rappelai Tonton Macoute.

— Dis donc.

— Oui, oui, oui, quoi encore ?

— T’énerve pas, papa chéri.

— Paul, tu as déjà tout tiré du « papa chéri ». Passe à autre chose. Renouvelle ton talent.

— Je t’appelle pour te dire que je me suis trompé. Je ne t’avais donné aucune lettre de désistement pour les prix. Il n’y avait pas de raison…

— C’est ce que je me tue à te dire depuis le début.

— … il n’y avait aucune raison, parce que c’est toi qui as écrit mon deuxième livre. Pas le premier, mais le second. C’est pour ça qu’il s’est mieux vendu. Tu l’as écrit de ta main.

Là, je sentais que je l’avais vraiment étonné.

— Mais qu’est-ce que c’est que cette connerie maniaque ? À propos, tu sais comment on t’appelle maintenant dans Le Canard enchaîné ? Le maniaque-du-Causse.

— C’est toi l’auteur de La Vie. Il y a des journaux qui le disent et j’ai un brouillon écrit de ta main.

— Paul, enfin, Alex… Émile, je veux dire. Ça suffit. Je n’ai jamais écrit aucun brouillon, je ne sais pas de quoi tu parles.

— À Copenhague.

— Quoi, à Copenhague ?

— Le geste d’amour ?

— Quel geste d’amour, putain de merde ?

C’est son expression favorite, « putain de merde » : il cumule.

— Tu te souviens, quand j’ai eu ma crise de « rejet » ? Quand je me sentais rejeté par tout le monde et toi le premier ?

— Je ne me souviens pas de toutes tes crises, je ne suis pas abonné.

— Rappelle-toi, à Copenhague. Tu avais accepté de recopier le début du manuscrit de ta main. Dans un cahier noir. Le geste d’amour, d’acceptation ? Je savais que tu étais à bout de souffle, vidé, bloqué… C’est pour ça, d’ailleurs, que tu venais chez le docteur Christianssen. Tu ne pouvais plus écrire. Je l’ai fait pour toi. On m’a assez fait chier. Je vais faire un communiqué disant que c’est toi l’auteur.

Je ne lui ai même pas laissé le temps d’un infarctus. Je l’ai raccroché.

Ils ne me tenaient pas encore.

Je me suis mis à la recherche du cahier écrit de sa main. Je ne le trouvais pas. Pourtant il devait bien exister quelque part.

Et c’est alors que j’ai failli avoir cet infarctus que je lui destinais. Ce cahier, ce manuscrit, il l’avait gardé ! Il voulait me voler mon œuvre, mon Goncourt ! Il l’avait volé, traîtreusement, comme un quelconque Cholokhov qui avait volé le premier volume du Don paisible sur le corps d’un écrivain cosaque blanc, selon Soljenitsyne ! J’avais Soljenitsyne pour témoin ! C’est ce qu’il avait en tête dès le début, en me proposant de recopier de sa main les premiers chapitres ! Car c’est lui qui me l’avait proposé, je m’en souvenais parfaitement ! Une idée démoniaque, typique des sorciers haïtiens et de Tonton Macoute ! Il allait réclamer le Goncourt, les honneurs, le fric… Tout le fric !

— À moi ! Au secours ! À l’assassin !

J’ai sauté dans le train et le soir j’étais chez lui à Paris. Il n’était pas là. Il avait sauté dans le train et il était chez moi à Caniac.

On a essayé de se téléphoner, mais ça sonnait tout le temps occupé : chacun de nous essayait d’avoir l’autre.

Finalement on s’est eu.

On a gueulé en même temps la même chose :

— Espèce de salaud !

Et encore :

— Ça ne se passera pas comme ça ! Je te ferai un procès !

En enfin :

— Tu essayes de me déshonorer !

Et on a décroché. J’ai couru chez mon nouvel avocat. Je lui ai dit que mon père m’avait volé mon manuscrit, qu’il cherchait à s’attribuer mon œuvre, qu’il répandait la rumeur en faisant mine de démentir, en multipliant les démentis, et que je voulais lui faire un procès.

Il allait même me faire assassiner pour plus de tranquillité, comme il l’avait déjà fait pour cet officier cosaque.

Mon avocat me dit qu’il se dessaisissait de mon dossier. Il refusait de représenter un mythomane pareil. J’étais, me dit-il, « moche ». Et même dégueulasse. Tonton Macoute n’était pas un pilleur de cadavres.

Je lui ai gueulé que tous les grands romanciers, d’un Tolstoï à l’autre, étaient des pilleurs de cadavres. Des suceurs de sang et des exploiteurs de la souffrance humaine.

— Je suis Émile Ajar ! hurlais-je, en me frappant la poitrine. Le seul, l’unique ! Je suis le fils de mes œuvres et le père des mêmes ! Je suis mon propre fils et mon propre père ! Je ne dois rien à personne ! Je suis mon propre auteur et j’en suis fier ! Je suis authentique ! Je ne suis pas un canular ! Je ne suis pas pseudo-pseudo : je suis un homme qui souffre et qui écrit pour souffrir davantage et pour donner ensuite encore plus à mon œuvre, au monde, à l’humanité ! Quand il s’agit de mon œuvre, il n’y a pas de sentiment, de famille qui tienne ! La seule chose qui compte, c’est mon œuvre !