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— Nous avons une fondation qui aide les putes, dit le docteur Christianssen. Je pense qu’une petite donation s’impose.

— Je me suis déjà engagé à faire une donation à une fondation identique à Paris, dis-je.

— Très bien, mais je ne vois pas pourquoi vous ne feriez pas quelque chose pour les putes du Danemark aussi, dit le bon docteur.

Tonton prit son chéquier.

— Je ne peux pas donner grand-chose, dit-il, à cause du contrôle des changes.

— Faites un chèque sur New York, dit le docteur Christianssen. De toute façon, ça passe obligatoirement par les Nations unies.

Tonton Macoute s’exécuta.

— Je te rembourserai, lui dis-je.

Il me regarda de travers.

— Signe-moi une reconnaissance de dette.

J’ai signé. C’était la confiance.

— Et maintenant, ce fameux manuscrit, dit le docteur Christianssen.

Il sortit un cahier noir d’un tiroir et l’ouvrit. Tonton pâlit de soulagement.

— Ce n’est pas mon écriture, dit-il. Rendez-moi le chèque.

— Bien sûr que ce n’est pas votre écriture, dit le bon Danois. J’ai recopié tout le manuscrit de ma main. Après tout le véritable auteur d’Émile Ajar, c’est moi. Sans mon art de psychiatre… Hein ?

— Vous n’allez quand même pas me voler mon œuvre ? gueulai-je.

— Je ne le pense pas, dit-il. Mais je ne vais vous donner aucune garantie à cet égard. Et je vais vous dire pourquoi, Nénesse…

— Ne m’appelez pas Nénesse. Je m’appelle Émile Ajar et j’en suis fier.

— Excellent, excellent, dit le docteur Christianssen. Vous vous êtes à peu près débarrassé de votre angoisse, Ajar. Seulement, sans elle, vous n’écrirez plus une ligne. Vous avez votre petit chat Pinochet, mais vous en avez déjà tout tiré. Vous vous sentez apaisé, sûr de votre identité, désangoissé. Vous risquez donc de ne plus avoir besoin de créer. Mais avec ce manuscrit entre mes mains, cette menace perpétuelle sur votre tête, cette preuve écrite à la main que le véritable auteur de La Vie devant soi, c’est le docteur Hans Christianssen, le psychiatre connu dans le monde entier, vous resterez toujours un peu angoissé, Mimile, et vous continuerez peut-être à écrire…

Je me suis mis à pleurer.

— Ce n’est pas pour moi que je pleure, docteur, c’est pour le Danemark. C’est dégueulasse, ce que vous me faites. Les psychiatres doivent guérir l’angoisse, ils ne doivent pas l’encourager.

— C’est justement en quoi je diffère des autres psychiatres, dit le docteur Christianssen. Sans angoisse, il n’y aurait pas de création. Et je dirais même, il n’y aurait pas d’homme. Le crime serait indiscernable.

— J’aime mieux ne pas être angoissé qu’être un créateur, dis-je.

— Je suis désolé mais je suis socialiste, dit le docteur Christianssen. Je veux que la collectivité s’enrichisse des œuvres, et vous, personnellement… Je ne dis pas que je m’en fous, mais je vous veux créateur. Le socialisme est là pour vous inquiéter, vous angoisser, vous réveiller et vous féconder par la prise de conscience, qui est toujours une terreur abjecte, et vaut à la collectivité ses plus belles œuvres… L’angoisse, Mimile, c’est la création, le progrès et la fécondité.

Il se leva et serra la main de Tonton Macoute, en le regardant droit entre ses six yeux.

— Si vous voulez un jour récupérer votre manuscrit, Maître…

— Parce qu’il y a encore un manuscrit ? demanda Tonton Macoute d’une voix tellement angoissée qu’il y eut autour de nous soudain comme une promesse d’art.

— J’essaye de vous aider, Maître. Contrairement à ce qu’on dit de vous, vous n’avez pas des nerfs en acier. Mais vous les contrôlez trop, d’où panne sèche. Laissez-vous aller. La confession en trois cahiers que vous avez écrite ici de votre main, dans laquelle vous nous dites enfin tout sur vous-même et que j’ai dans ce coffre…

— Le petit chat ! a hurlé Tonton Macoute et, se jetant comme un vrai fou contre le coffre-fort dans le coin du bureau, il se mit à taper dessus à coups de poing.

— Le petit chat est mort ! dit le docteur Christianssen en le regardant cruellement dans les yeux.

— C’est pas moi, c’est lui ! hurla Tonton Macoute, sans même se soucier du bien dire, et en me montrant du doigt.

— C’est pas vrai, c’est Pinochet ! gueulai-je, car j’avais besoin de souffler un peu, avant de trouver quelqu’un d’autre.

— C’est bien mon tour, dit le bon Danois qui se couvrait, comme il se doit, sous mes yeux de taches blanches et noires, et qui est mon plus fidèle ami depuis trois ans à Caniac.

À mon retour au Grand’s, je suis monté dans ma chambre et j’ai demandé Dieu, car c’était un excellent hôtel, avec tout le confort :

— C’est vous ou c’est pas vous ? Je ne peux plus vivre sans savoir.

— Faites pas chier, Pavlowitch, avec vos interpellations du Père.

Vous avez déjà tout tiré du sujet. Ça fait cinq mille ans qu’on me fait chier et personne n’a encore réussi à tirer de ça une civilisation digne du matériau.

— C’est vous ou c’est pas vous ?

— Évidemment que c’est moi. J’ai couché avec ma mère et c’est sorti incestueux, consanguin, dégénéré, fou, uniquement, uniquement dans un but d’art. La tragédie grecque, ça valait bien la peine, non ? Vous ne serez quand même pas étonné de savoir que la Création a été un acte artistique ? Sans horreurs, sans une variété et une richesse extraordinaires de souffrances, sans mort et donc sans un renouvellement continu de sujets, il n’y aurait pas eu de littérature, pas de sources d’inspiration, et où serions-nous ? La création du monde a été entreprise dans un but uniquement artistique. C’est une réussite dont témoigne une profusion extraordinaire de chefs-d’œuvre.

C’était Tonton Macoute tout craché.

— Et le reste ?

— La seule chose qui compte, ce sont les chefs-d’œuvre, Pavlowitch. Je relis toujours Dante, Shakespeare, Tolstoï, Dostoïevski avec une immense satisfaction.

— Et moi, vous m’avez lu ?

— Bien sûr. J’essaye de me tenir au courant des nouveautés. J’ai créé tout ça parce que je suis un passionné de littérature, de musique, de peinture. Sans ça, vous pensez bien, je m’y serais pris autrement. Et ne vous tracassez pas pour l’avenir. J’y veille. Il y aura, encore, quelques très beaux chants. Vous avez des dispositions, Ajar, mais vous vous intéressez trop à vous-même. Occupez-vous davantage de la souffrance des autres : il y a là encore des livres admirables qui attendent. Il ne faut pas que les hommes souffrent pour rien, mon petit. Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés. Prenez vos distances envers vous-même et contentez-vous de la souffrance des autres : de l’épopée, Pavlowitch, de l’épopée. Le « moi » c’est trop intimiste, limité, trop vite épuisé : l’humanité est une mine de sujets, une véritable mine d’or pour un écrivain. Regardez autour de vous : encore quelques Chilis, quelques Goulags, quelques massacres, quelques persécutions bien senties, et vous serez un grand écrivain, Ajar, ils ne seront pas morts pour rien.

— Je vais aller vivre en Chine.

— Oui, ils ont un passage à vide, du point de vue littéraire.

Il parlait un peu anglais. Les Danois sont très loquaces. Il me servit mon whisky, laissa la bouteille, j’ai signé et il est parti. J’ai voulu appeler room service pour être sûr que c’était bien Lui, mais j’ai laissé tomber, c’est toujours quelqu’un d’autre.

J’ai presque fini. Le danois court parmi les arbres et aboie, car il y a écureuil. Mon Dieu, mon Dieu, il n’y a plus un mot de vrai, autour, sauf le mot Dieu, qui est bien un mot du vocabulaire. Ne cherche plus, Ajar, les arpates dans les castacrous, parce que l’alphabet à lui tout seul garde toutes les issues et est un bon garde-chiourme. Il y a bien la musique, mais elle collabore : elle aide à vivre. Il y a le rire des enfants mais il déchire le cœur par son ignorance. Il y a partout des signes qui ne trompent pas car c’est bien tel quel.