« La simulation, poussée à ce point, et assumée pendant des années avec tant de constance et de continuité, témoigne par son caractère obsessionnel de troubles authentiques de la personnalité. »
D’accord, je veux bien, mais tout le monde simule à qui mieux mieux : je connais un Algérien qui fait le boueux depuis quarante ans, un poinçonneur qui exécute trois mille fois par jour le même geste, et si vous ne simulez pas, vous êtes déclaré asocial, inadapté ou perturbé. Je pourrais même aller plus loin et vous dire que c’est une vie simulée dans un monde complètement pseudo, mais ce serait vu comme un manque de maturité de ma part.
« Orphelin, éprouve depuis son enfance un sentiment de haine envers un parent éloigné, recherche caractérisée du Père. »
Tonton Macoute est un salaud, mais cela ne veut pas dire nécessairement qu’il est mon père. Je ne l’ai jamais prétendu, je l’ai seulement espéré, à certains moments, par désespoir. Ce n’est pas moi, ce sont mes investigateurs qui ont insinué, après la publication de mon livre La Vie devant soi, qu’il était mon véritable auteur.
« Fait toujours des nœuds inextricables lorsqu’il essaye de délacer ses souliers, qu’il déchire ou coupe ensuite rageusement pour se libérer. Transfert sur les lacets de ses nœuds psychologiques qu’il ne fait que multiplier lorsqu’il cherche à les dénouer. »
C’est vrai pour les lacets mais pour le reste, merde.
Il est vrai également que j’ai des problèmes avec ma peau, parce que ce n’est pas la mienne : je l’ai reçue en héritage. J’en ai été enveloppé par voix génétiques, avec soin, préméditation et accusé levez-vous, surtout la nuit, vers quatre heures, quand le taux de sucre dans mon sang est, parait-il, à son plus bas, et ça hurle de terreur, là-dedans.
J’ignore à quel moment ont commencé les « signes cliniques » d’appartenance, mes « symptômes », comme ils disent. Je ne sais plus de quel massacre précis il s’agissait, mais je m’étais soudain senti entouré d’index pointeurs, en proie à une visibilité inouïe. C’est lui, saisissez-le. Je me découvrais planétaire, d’une responsabilité illimitée. C’est d’ailleurs pourquoi les psychiatres m’ont déclaré irresponsable. À partir du moment où vous vous sentez un persécuteur d’un bout du monde à l’autre, vous êtes diagnostiqué comme un persécuté.
J’ai tout essayé pour me fuir. J’ai même commencé à apprendre le swahili, parce que ça devait quand même être très loin de moi. J’ai étudié, je me suis donné beaucoup de mal, mais pour rien, car même en swahili, je me comprenais, et c’était l’appartenance.
J’ai alors tâté du hongro-finnois, j’étais sûr de ne pas tomber sur un Hongro-Finnois à Cahors et de me retrouver ainsi nez à nez avec moi-même. Mais je ne me sentais pas en sécurité : l’idée qu’il y avait peut-être des engendrés qui parlaient le hongro-finnois, même dans le Lot, me donnait des inquiétudes. Comme on serait seuls à parler cette langue, on risquait, sous le coup de l’émotion, de tomber dans les bras l’un de l’autre et de se parler à cœur ouvert. On échangerait des flagrants délits et après, ce serait l’attaque du fourgon postal. Je dis « l’attaque du fourgon postal », parce que ça n’a aucun rapport avec le contexte et il y a là une chance à ne pas manquer. Je ne veux aucun rapport avec le contexte.
Et cependant je continue à chercher quelqu’un qui ne me comprendrait pas et que je ne comprendrais pas, car j’ai un besoin effrayant de fraternité.
J’ai eu pour la première fois des hallucinations à l’âge de seize ans. Je m’étais soudain vu cerné par des vagues hurlantes de réalité et agressé par elle de tous les côtés. J’étais très jeune, je ne connaissais rien à la psychiatrie, et quand je voyais sur mon écran les images du Viêtnam, les gosses aux ventres gonflés par la mort qui crevaient en Afrique ou les cadavres militaires qui me sautaient dessus, je croyais sincèrement que j’étais dingue et que j’avais des hallucinations. C’est ainsi que je me suis mis peu à peu à élaborer, sans même le savoir, mon système de défense, qui me permet de chercher refuge dans divers établissements hospitaliers.
Ce n’est pas venu d’un seul coup et ce fut le résultat d’un long travail.
Je ne me suis pas fait moi-même. Il y a l’hérédité papa-maman, l’alcoolisme, la sclérose cérébrale, et un peu plus haut, la tuberculose et le diabète. Mais il faut remonter beaucoup plus loin, car c’est à la source originelle que l’on trouve le vrai sans-nom.
Dès la sortie de mon premier ouvrage d’affabulation, on a commencé à remarquer que je n’existais pas vraiment et que j’étais sans doute fictif. On a même supposé que j’étais un ouvrage collectif.
C’est exact. Je suis une œuvre collective, avec ou sans préméditation, je ne puis encore vous le dire. À première vue, je ne me crois pas assez de talent pour imaginer qu’il pût y avoir préméditation syphilitique ou du même genre, uniquement pour me soutirer quelque œuvrette littéraire.
C’est possible, vu qu’il n’y a pas de petits bénéfices, mais je ne saurais me prononcer là-dessus.
« Écrit sous le pseudonyme d’Ajar, Ajar voulant dire laissé ouvert en anglais, aveu d’une vulnérabilité masochiste, sans doute délibérément cultivée comme source féconde d’inspiration littéraire. »
C’est faux. Bande de salauds. J’ai écrit mes livres de clinique en clinique, sur conseils des médecins eux-mêmes. C’est thérapeutique, disent-ils. Ils m’avaient d’abord conseillé la peinture, mais ça n’a rien donné.
Je savais que j’étais fictif et j’ai donc pensé que j’étais peut-être doué pour la fiction.
« Se réfugie dans des fantasmes d’invulnérabilité, allant parfois jusqu’à assumer la forme d’objets divers, canif, presse-papiers, chaînes, porte-clés, afin d’accéder ainsi à l’insensibilité et aussi pour faire semblant d’adopter, en tant qu’objet, une attitude correcte de coopération avec la société, dont il se sent continuellement menacé. A refusé le prix Goncourt pour échapper aux poursuites. »
J’ai refusé le prix Goncourt en 1975 parce que j’ai été pris de panique. Ils avaient percé mon système de défense, pénétré à l’intérieur, j’étais affolé par la publicité qui me tirait de toutes mes cachettes et par les recherches de mes investigateurs à l’hôpital de Cahors. J’avais peur pour ma mère, qui était morte de sclérose cérébrale et dont je m’étais servi pour le personnage de Madame Rosa du livre. J’avais peur pour l’enfant que je cachais et qui avait peut-être douze ans à trente-quatre, comme moi, ou quarante, ou cent ou deux cent mille ans et encore davantage, car il faut remonter à la source du mal pour avoir le droit de plaider non coupable. J’ai donc refusé le prix, mais ça n’a fait qu’aggraver ma visibilité. On a dit que j’étais publicitaire.
J’ai été traité depuis et ça va mieux, merci. Au cours de mon dernier séjour en clinique, j’ai même écrit un troisième livre.
« S’est imaginé à plusieurs reprises être un python afin d’échapper à son caractère humain et se soustraire ainsi aux responsabilités, obligations et culpabilités qu’il comporte. A tiré de son état de python un roman, Gros-Câlin, s’utilisant ainsi lui-même, conséquence d’une longue pratique de la masturbation. »