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C’est exact. J’ai même été convié à ce titre, le 29 novembre 1975, au congrès national du Mouvement contre le racisme et l’antisémitisme, car les reptiles ont toujours été les premiers visés, comme détestés. Je n’ai pas pu m’y rendre, parce qu’à ce moment-là j’avais été remis en cage à Copenhague. Je remercie ici les organisateurs.

Je ne citerai pas, avec mépris, une fiche de mon dossier médical qui a un caractère nettement antisémite, puisqu’il y est dit que je suis juif. J’ai néanmoins cherché à savoir si mon sentiment d’indignité et de culpabilité n’était pas dû au fait que j’étais juif et que je n’avais donc pas crucifié Jésus, ce que les antisémites n’ont cessé de me reprocher depuis. Est-ce que je n’étais pas devenu python pour échapper à mon caractère juif ?

Le docteur Christianssen me dit que je me branlais trop.

Il n’était pas contre la masturbation, car un peu de dialectique, d’animation cérébrale et de satisfactions intellectuelles, ce n’est pas nuisible, c’est même propice, mais deux mille ans de branlette, c’est trop. Il m’a rappelé qu’il y avait maintenant les Noirs, les Arabes, les Chinois, les communistes, et que les Juifs n’étaient plus indispensables, pour se branler.

J’ai alors demandé au bon docteur si je n’avais pas été conduit à devenir un python parce que les Juifs avaient été propagés depuis deux mille ans comme usuriers et boas étrangleurs, et il m’a répondu que c’était parfaitement possible, j’étais capable de tout pour faire de la littérature, y compris de moi-même.

Je pensais à Tonton Macoute, qui est un écrivain notoire, et qui avait toujours su tirer de la souffrance et de l’horreur un joli capital littéraire.

Je me suis remis à écrire.

Comme vous voyez, je n’arrive pas à m’en sortir. Je suis cerné de tous côtés, et c’est l’appartenance.

J’ai à la clinique un collègue qui a réussi à déchiffrer les hiéroglyphes d’un dialecte égyptien précolombien et qui s’est mis à penser et à parler dans cette langue nulle et non avenue, inconnue de tous, sans prise en charge, et il a même laissé certains hiéroglyphes cunéiformes non déchiffrés, pour plus d’espoir. Tant qu’ils demeurent inconnus, ils cachent peut-être une révélation d’authenticité, une explication et une réponse. C’est un homme heureux, car il croit ainsi connaître quelque chose qui est encore resté intact.

Je n’observe pas la chronologie, l’ordre et les règles, dans ce document, car j’ai lu assez de romans policiers pour savoir que l’ordre risque de mener les flics jusqu’à moi et vous pensez bien que ce n’est pas pour cela que je me suis réfugié dans la clinique du docteur Christianssen, à Copenhague.

Je ne connais pas le danois, mais insuffisamment. Lorsque je sors, avec l’autorisation de l’établissement, et que je vais faire un tour dehors, les Danois se mettent à me parler de l’Argentine, du Chili et de l’Irlande du Nord, avec des airs accusateurs. Les passants que je croise me murmurent en danois les horreurs qu’ils ont apprises sur mon compte.

Vous me demanderez comment j’arrive à comprendre ce qu’ils me disent dans une langue dont je ne connais pas un traître mot.

Vous me faites marrer.

Je suis un linguiste-né. J’entends et je comprends même le silence. C’est une langue particulièrement effrayante, et la plus facile à comprendre. Les langues vivantes qui sont tombées dans l’oubli et l’indifférence et que personne n’entend sont celles qui hurlent avec le plus d’éloquence.

Il y a aussi le grave problème de la respiration.

On m’a interné pour la première fois lorsque l’environnement a remarqué que je m’étais mis à retenir ma respiration mille fois, du matin au soir. D’abord on m’a cassé la gueule, parce que c’était insultant, un crime de lèse-humanité, une profanation de Pascal, Jésus et Soljenitsyne. Mettons, par ordre d’importance : de Soljenitsyne, de Jésus et de Pascal. C’était un crachat à la figure de l’humanité, c’est-à-dire la plus grande insulte qu’on puisse faire à la littérature. J’étais alors communiste, mais je me suis désinscrit depuis, pour ne pas les compromettre, parce que je suis subversif. J’étais debout sur le trottoir, il y avait du monde autour, ils ont vu que j’essayais de ne pas respirer le même air qu’eux. Ils ont appelé les flics pour injure à la voie publique. Les flics, dans le fourgon, quand ils ont vu que je continuais à ne pas respirer et même à me boucher le nez, m’ont cassé la gueule pour outrages aux représentants des organes respiratoires dans l’exercice de leurs fonctions.

Quand je me suis trouvé devant le commissaire de police et que je suis resté là, retenant mon souffle, à me boucher le nez et à faire mon exercice d’hygiène, il s’est foutu dans une rogne noire et il m’a dit qu’on n’était pas en Argentine ou au Liban, ici, mais à Cahors. Ça ne sentait pas la merde, le sang, le pus et le cadavre. Je pouvais respirer comme le genre humain l’exige.

— Faut pas essayer de me la faire.

Mais on n’était pas seulement à Cahors. On était partout. Ce con-là ne paraissait même pas se douter que Pinochet et Amin Dada, c’est vous et moi.

« Faut pas essayer de me la faire. » Il paraît que c’est ce que le premier ovule a dit au premier spermatozoïde qui se présentait, mais l’ovule était sans défense et le foutre a eu le premier mot.

Après, je me suis fait à Cahors de nouveaux ennemis, parce que j’ai voulu faire comme les conteurs arabes : je m’arrêtais dans la rue Clemenceau, le jour du marché, et je racontais ma vie. Je me suis encore fait casser la gueule. Au poste, le commissaire Paternel m’a sévèrement mis en garde.

— Mais qu’est-ce que j’ai fait, monsieur le commissaire ? Je racontais ma vie, c’est tout.

— Elle est dégueulasse, votre vie, Pavlowitch. Les gens sont indignés lorsque vous débitez sur leur compte des saloperies pareilles.

— C’est une vie comme une autre, monsieur le commissaire.

Le commissaire Paternel est devenu tout rouge.

— Je vais te casser la gueule, espèce de salaud !

— C’est bien ce que je dis : une vie comme les autres.

— Oui, eh bien, la vague de pornographie, il y en a marre. Vous n’avez qu’à faire attention. Au moins, ayez un comportement de dingue. On vous foutra la paix.

Je me suis mis à faire pseudo-pseudo et on a cessé de me remarquer.

Parfois, j’allais à des réunions avec des copains au Café de la Gare. Il y avait un plombier, un comptable, un fonctionnaire. Bien sûr, ils n’étaient ni plombier, ni comptable, ni fonctionnaire. Ils sont tout autre chose. Mais personne ne s’en doute, ils simulent, ils font pseudo-pseudo huit heures par jour et on leur fout la paix. Ils vivent cachés à l’intérieur et ne sortent que la nuit, dans leurs rêves et dans leurs cauchemars.

Il y eut ensuite une nouvelle prodigieuse : des savants américains avaient réussi à fabriquer un gène artificiel, l’unité de base de l’hérédité. Artificiellement. J’ai eu un tel coup d’espoir que je me suis précipité tout nu dans la rue en gueulant « Alléluia ! ». On m’a emmené illico au poste et quand j’ai expliqué au commissaire Paternel qu’il allait y avoir origine, que nous allions enfin nous donner naissance, qu’on allait être les fils de nos propres œuvres et non pas des fils de putes, qu’on allait avoir enfin une espèce humaine sans gène originel, sans flics et sans idéologie nucléaire, on m’a cassé la gueule à l’unanimité. Mais ça ne m’a pas empêché d’espérer et de courir dans les rues en distribuant des tracts et de gueuler que l’hérédité de papa, c’est fini. On m’a interné.