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Il avait l’air un peu triste, malgré tout. Je pense qu’il était devenu un peu triste parce qu’il avait beaucoup aimé ma mère, sa cousine, et qu’il n’avait pas pu en tirer un livre.

— Ce que je comprends pas, dit-il, c’est pourquoi tu as pour moi cette haine. Après tout, je n’ai rien fait pour toi. Tu ne me dois pas de gratitude. Alors, pourquoi cette rancune ?

J’ai hésité un moment.

— On a beau essayer, on n’arrive pas à respirer sans aimer quelqu’un, lui dis-je. Alors, toi ou un autre, c’est pareil.

Les ambulances au Danemark ont un cri moins déchirant que chez nous. Peut-être parce qu’on souffre moins au Danemark et on n’a donc pas besoin de gueuler aussi fort.

Ils m’ont donné une chambre très bien à la clinique et Tonton Macoute a payé trois mois d’avance, pour ne pas avoir à penser à moi chaque mois.

Je sais qu’il me prendra pour un salaud, en lisant ces lignes. Cette idée m’étant insupportable, il faut vous y accrocher. Ça rend les autres plus supportables.

Je fus très aimablement reçu par le docteur Christianssen. C’est un géant blond avec une barbe blonde d’explorateur qui n’a ni le temps ni le rasoir.

J’aime beaucoup les Danois, à cause des Vikings, qui ne sont pas tellement leurs ancêtres, avec lesquels ils n’ont rien de commun et dont ils peuvent donc être fiers.

Nous parlâmes des Vikings, parce que pour les psychiatres, il n’y a pas de mauvais sujets.

— Vous savez, me dit-il, les Vikings qui avaient sillonné les mers et découvert l’Amérique, c’est un mythe allégorique. Les vrais Vikings sont ceux qui traversent des océans d’angoisse et découvrent des terres nouvelles. Vous êtes un Viking, Rodolphe.

Il m’appelait Rodolphe parce qu’il me connaissait déjà.

— Qu’est-ce qu’il y a de vrai à découvrir ?

— Les seules réponses possibles ce sont les questions, Maurice.

Les vrais Vikings, ce sont les questions. Les réponses, c’est ce que les Vikings se chantent pendant la traversée pour se donner du courage.

Il m’a fait apporter de quoi écrire. Aucun médicament. Aucun traitement. De quoi écrire.

Le soir, Tonton est venu me voir dans ma chambre. Je lui suis resté sur la conscience. Je ne sais pas ce qu’il se reproche au juste, puisqu’il dit ne pas m’avoir engendré. Il n’avait pas à être bon père.

— J’aurais dû te convaincre de faire tes études de médecine, quand tu avais vingt ans. Mais je ne te croyais pas capable de sept ans de continuité. Dommage.

— Ça n’a pas d’importance. Quand je dis maintenant que j’aurais voulu être médecin, ce n’est pas pour soigner les malades. C’est pour l’intelligibilité. La recherche. La biologie, la génétique, des trucs comme ça. Savoir d’où ça vient.

— Ça ?

— Le cerveau. C’est manifestement une erreur de la nature… Ou alors une préméditation ignoble, haineuse. La création du cerveau, comme acte de haine, on n’a jamais fait mieux.

— Gœthe…

— Oui, je sais, les musées, les médicaments. Le crime parfait, quoi, avec des alibis incontestables. Mon père était syphilitique ?

— Non.

— Alcoolique ?

— Je n’en sais rien. Un peu.

— On aurait dû faire à Adam une prise de sang.

— Écoute, Fernand, ça suffit, cette peur de l’hérédité. Tu peux être tranquille, de ce côté-là. L’autre côté, encore plus atavique, ou sociologique – c’est la même chose – ça te regarde. Mais la clinique me revient à vingt mille balles par jour, alors, Pinochet, Plioutch et Cie, ça finit par coûter cher. Reste ici quelque temps, si tu te sens protégé, mais essaye autre chose. Défends-toi autrement. Tu as écrit des poèmes qui étaient très jolis.

Je ne veux pas entendre parler de ces poèmes. J’ai essayé de les récupérer chez un monsieur qui les avait confiés à un autre monsieur, il y a dix ans. Je voulais les brûler. Mais ils m’ont assuré que les poèmes étaient perdus et que je pouvais dormir tranquille.

Mes poèmes étaient bidon, car sans Auteur, il ne peut y avoir d’authenticité. Il me semble que cela devrait paraître évident. C’est l’a b c de l’inexistence.

Cette première nuit à la clinique, je me suis senti étrangement calme. Il y avait autour de moi quelque chose comme la fin du fœtus. Je n’avais aucune raison de me sentir apaisé, et cette absence de raison était déjà en elle-même rassurante. C’était peut-être la poésie qui me travaillait, un chant silencieux et inarticulé, à l’abri des mots piégés. Mais je n’écrirai plus jamais de poèmes. Tous les poèmes, et pas seulement les miens, sont des poèmes perdus.

Sans doute le docteur Christianssen m’avait-il drogué à mon insu, le sérum de la vérité, le penthotal, je ne sais pas, mais parfois dans ma nuit aux volets soigneusement baissés je murmurais « je vous aime » et le murmure est peut-être ce qu’il y a de plus fort au monde.

Autour de moi, il y avait un tel silence que j’entendais presque quelque part ailleurs quelqu’un d’autre qui disait enfin autre chose.

Je me souviens comme si c’était vrai. Il m’arrivait même parfois de percevoir clairement dans le silence un premier mot qui n’était dit par personne et qui n’était pas corruptible car il n’était pas de chez nous. Je le sentais encore si nouveau-né et si faible qu’il y avait déjà espoir.

Mais c’était peut-être seulement mon caractère humain qui me jouait des tours de cochon.

Je me suis quand même remis à écrire, parce que c’était ça ou la chimiothérapie. Des injections de je ne sais quelle merde pour me normaliser.

J’écrivais quelques heures par jour, ne rentrant chez moi que pour ne pas me voir. On sort toujours pour écrire, en emportant son manger.

J’écrivais dans la peur : les mots ont des oreilles. Ils sont aux écoutes, et il y a du monde derrière. Ils vous entourent, vous cernent, vous prodiguent leurs faveurs et au moment où vous commencez à leur faire confiance, ciac ! Ils vous tombent dessus et vous voilà comme Tonton Macoute, à leur service. À plat ventre devant eux, caresseur et domestique, propagateur du pareil au même. J’ai déjà rencontré des mots de toute beauté qui ont mangé à de tels râteliers et touché, toute honte bue, de tels jetons de présence, que je dus subir la cure de Sakel, des injections de 50 cg de bromure d’acétylcholine et de folliculine, parce que je n’osais plus parler.

On trouve des empreintes digitales de Tonton Macoute sur tous les malheurs de l’homme. Il en a fait des succès littéraires.

Vous n’avez aucune idée de la difficulté de ma situation. Je pourrais, semblerait-il, ne rien écrire et ne rien publier, par refus du genre, mais ce serait là encore un poème, un aveu de secrète poésie. Il y aurait là romantisme, gesticulation, sensiblerie et aspiration, des attitudes et poses typiquement littéraires. Ne pas écrire, par principe et dignité, par objection de conscience, il n’y a pas plus livresque et plus bêlant-lyrique, comme mode d’expression et acte de foi.

J’avais éprouvé un immense soulagement à la parution de mon deuxième livre, en lisant sous les plumes les plus compétentes qu’Émile Ajar n’existait pas. J’avais découpé ces articles et je les ai collés sur les murs dont je suis entouré : quand j’ai des doutes, des soupçons, des apparences extérieures, respiratoires, des sueurs froides, angoisses et autres signes de vie qui réussissent parfois à faire illusion et à me tromper moi-même, je m’assieds dans mon fauteuil devant ces témoignages fraternels, j’allume une courte pipe bourrée de flegme anglais et je lis et relis ces certificats d’inexistence, qui auraient dû être affichés sur nos murs depuis des millénaires.