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La science véritable et l’art véritable ont toujours existé et existeront toujours comme tous les autres modes de l’activité humaine, et il est impossible et inutile de les contester ou de les prouver.

Le faux rôle que jouent dans notre société les sciences et les arts provient de ce que les gens soi-disant civilisés, ayant à leur tête les savants et les artistes, sont une caste privilégiée comme les prêtres. Et cette caste a tous les défauts de toutes les castes. Elle a le défaut de dégrader et de rabaisser le principe en vertu duquel elle s’organise. Au lieu d’une vraie religion — une fausse. Au lieu d’une vraie science — une fausse. De même pour l’art. Elle a le défaut de peser sur les masses, et, pardessus cela, de les priver de ce qu’on prétend propager. Et le plus grand défaut, celui de la contradiction constante du principe qu’ils professent avec leur manière d’agir.

En exceptant ceux qui soutiennent le principe inepte de la science pour la science et de l’art pour l’art, les partisans de la civilisation sont obligés d’affirmer que la science et l’art sont un grand bien pour l’humanité.

En quoi consiste ce bien? Quels sont les signes par lesquels on puisse distinguer le bien du mal? Les partisans de la science et de l’art ont gardé de répondre à ces questions. Ils prétendent même que la définition du bien et du beau est impossible. «Le bien en général, disent-ils, le bien, le beau, ne peut être défini».

Mais ils mentent. De tout temps, l’humanité n’a pas fait autre chose dans son progrès que de définir le bien et le beau. Le bien est défini depuis des sciècles. Mais cette définition ne leur convient pas; elle démasque la futilité, si ce n’est les effets nuisibles, contraires au bien et au beau, de ce qu’ils appellent leurs sciences et leurs arts. Le bien et le beau est défini depuis des siècles. Les Brahmanes, les sages des Bouddhistes, les sages des Chinois, des Hébreux, des Egyptiens, les stoïciens grecs l’ont défini, et l’evangile l’a défini de la manière la plus précise. Tout ce qui réunit les hommes est le bien et le beau, — tout ce qui les sépare est le mal et le laid. Tout le monde connaît cette formule. Elle est écrite dans notre coeur.

Le bien et le beau pour l’humanité est ce qui unit les hommes. Eh bien, si les partisans des sciences et des arts avaient en effet pour motif le bien de l’humanité, ils n’auraient pas ignoré le bien de l’homme, et, ne l’ignorant pas, ils n’auraient cultivé que les sciences et les arts qui mènent à ce but. Il n’y aurait pas de sciences juridiques, de science militaire, de science d’économie politique, ni de finances, qui n’ont d’autre but que le bien-être de certaines nations au détriment des autres. Si le bien avait été, en effet, le critérium de la science et des arts, jamais les recherches des sciences positives, complètement futiles par rapport au véritable bien de l’humanité, n’auraient acquis l’importance qu’elles ont, ni surtout les produits de nos arts, bons pour tout au plus à désennuyer les oisifs.

La sagesse humaine ne consiste point dans le savoir des choses. Et il y a une infinité de choses qu’on peut savoir. Et connaître le plus de choses possible ne constitue pas la sagesse. La sagesse humaine consiste à connaître l’ordre des choses qu’il est bon de savoir consiste à savoir ranger ses connaissances d’après leur importance.

Or, de toutes les sciences que l’homme peut et doit savoir, la principale, c’est la science de vivre de manière à faire le moins de mal et le plus de bien possible, et de tous les arts, celui de savoir éviter le mal et produire le bien avec le moins d’efforts possible. Et voilà qu’il se trouve que parmi tous les arts et les sciences qui prétendent servir au bien de l’humanité — la première des sciences et le premier des arts par leur importance non seulement n’existent pas, mais sont exclus de la liste des sciences et des arts.

Ce qu’on appelle dans notre monde les sciences et les arts ne sont qu’un immense «humbug», une grande superstition dans laquelle nous tombons ordinairement dès que nous nous affranchissons de la vieille superstition de l’eglise. Pourvoir clair la route que nous devons suivre, il faut commencer par le commencement, — il faut relever le capuchon qui me tient chaud, mais qui me couvre la vue. La tentation est grande. Nous naissons, — ou bien par le travail, ou plutôt par une certaine adresse intellectuelle, nous nous hissons sur les marches de l’échelle, et nous nous trouvons parmi les privilégiés, les prêtres de la civilisation, de la «Kultur», comme disent les allemands, et il faut comme pour un prêtre brahmane ou catholique, beaucoup de sincérité et un grand amour du vrai et du bien pour mettre en doute les principes qui vous donnent cette position avantageuse. Mais pour un homme sérieux qui, comme vous, se pose la question de la vie, — il n’y a pas de choix. Pour commencer à voir clair, il faut qu’il s’affranchisse de la superstition dans laquelle il se trouve, quoiqu’elle lui soit avantageuse. C’est une condition «sine qua non». Il est inutile de discuter avec un homme qui tient à une certaine croyance, ne fut-ce que sur un seul point.

Si le champ du raisonnement n’est pas complètement libre, il aura beau discuter, il aura beau raisonner, il n’approchera pas d’un pas de la vérité. Son point fixe arrêtera tous les raisonnements et les faussera tous. Il y a la foi religieuse, il y a la foi de notre civilisation. Elles sont tout à fait analogues. Un catholique se dit: «je puis raisonner, mais pas au delà de ce que m’enseigne notre Ecriture et notre tradition, qui possèdent la vérité entière, immuable»; un croyant de la civilisation dit: «mon raisonnement s’arrête devant les données de la civilisation: — la science et l’art. Notre science, c’est la totalité du vrai savoir de l’homme. Si elle ne possède pas encore toute la vérité, elle la possédera. Notre art avec ses traditions classiques est le seul art véritable». Les catholiques disent: «il existe hors de l’homme une chose en soi, comme disent les allemands: c’est l’eglise». Les gens de notre monde disent: «il existe hors de l’homme une chose en soi: la civilisation». Il nous est facile de voir les fautes de raisonnement des superstitions religieuses, parce que nous ne les partageons pas. Mais un croyant religieux, un catholique même, est pleinement convaincu qu’il n’y a qu’une seule vraie religion, la sienne; et il lui paraît même que la vérité de sa religion se prouve par le raisonnement. De même pour nous, — les croyants de la civilisation: nous sommes pleinement convaincus qu’il n’existe qu’une seule vraie civilisation, — la nôtre, et il nous est presque impossible de voir le manque de logique de tous nos raisonnements, qui ne tendent qu’à prouver que de tous les âges et de tous les peuples, il n’y a que notre âge et les quelques millions d’hommes, habitant la péninsule qu’on appelle l’Europe, qui se trouvent en possession de la vraie civilisation, qui se compose de vraies sciences et de vrais arts.

Pour connaître la vérité de la vie qui est tellement simple, il ne faut pas quelque chose de positif: — une philosophie, une science profonde; — il ne faut qu’une qualité négative: — ne pas avoir de superstition.

Il faut se mettre dans l’état d’un enfant ou d’un Descartes, se dire: — Je ne sais rien, je ne crois rien, et ne veux pas autre chose que de connaître la vérité de la vie, que je suis obligé de vivre.

Et la réponse est toute donnée depuis des siècles, et est simple et claire.

Mon sentiment intérieur me dit qu’il me faut le bien, le bonheur pour moi, pour moi seul. La raison me dit: tous les hommes, tous les êtres désirent la même chose. Tous les êtres qui sont comme moi à la recherche de leur bonheur individuel vont m’écraser: — c’est clair. Je ne peux pas posséder le bonheur que je désire; mais la recherche du bonheur — c’est ma vie. Ne pouvant posséder le bonheur, ne pas y tendre, — c’est ne pas vivre.