Je reviens donc à l'oubli de noms dont nous n'avons encore épuisé ni la casuistique ni les mobiles. Comme je puis de temps à autre observer sur moi-même cette sorte d'acte manqué, les exemples qui s'y rapportent ne me manquent pas. Les légers accès de migraine dont je souffre encore aujourd'hui s'annoncent quelques heures auparavant par l'oubli de noms, et au plus fort de l'accès, alors que je reste parfaitement capable de continuer mon travail, je perds souvent le souvenir de tous les noms propres. Or, on pourrait précisément alléguer des cas comme le mien, pour opposer une objection de principe à tous nos efforts analytiques. Ne résulterait-il pas d'observations de ce genre que la cause de la tendance à l'oubli, et plus particulièrement à l'oubli de noms propres, réside dans des troubles de la circulation et dans des troubles fonctionnels généraux du cerveau et qu'on ferait bien de renoncer aux essais d'explication psychologique des phénomènes mécanisme d'un processus, uniforme dans tous les cas, avec les circonstances, variables et pas toujours nécessaires, susceptibles de le favoriser. Mais, au lieu de m'engager dans une discussion, je vais essayer de réfuter l'objection à l'aide d'une comparaison.
Supposons qu'ayant poussé l'imprudence jusqu'à m'aventurer, à une heure avancée de la nuit, dans un quartier désert de la ville, j'aie été assailli par des malfaiteurs et dépouillé de ma montre et de ma bourse. Je me rends alors au poste de police le plus proche et fais une déclaration ainsi conçue: pendant que je me trouvais dans telle ou telle rue, la solitude et l'obscurité m'ont dépouillé de ma montre et de ma bourse. Tout en ne disant ainsi rien qui ne fût exact, je ne m'en exposerais pas moins à être pris pour un homme qui n'est pas tout à fait sain d'esprit. Pour décrire correctement la situation, je dois dire que, favorisés par la solitude du lieu et protégés par l'obscurité, des malfaiteurs inconnus m'ont dépouillé de mes objets précieux. Or, la situation, telle qu'elle se présente dans l'oubli, est exactement la même: favorisée par mon état de fatigue, par des troubles de la circulation et par l'intoxication, une force inconnue m'ôte la faculté de disposer des noms propres déposés dans ma mémoire, et c'est la même force qui, dans d'autres cas, peut produire les mêmes troubles de la mémoire, en dépit d'un état de santé parfait et d'un fonctionnement normal.
Lorsque j'analyse les cas d'oubli de noms que j'ai observés sur moi-même, je constate presque régulièrement que le nom oublié se rapporte à un sujet qui touche ma personne de près et est capable de provoquer en moi des sentiments violents, souvent pénibles. Me conformant à l'usage commode et vraiment recommandable introduit par l'école suisse (Bleuler, Jung, Riklin), je puis exprimer ce que je viens de dire sous la forme suivante: le nom oublié frôle chez moi un «complexe personnel». Le rapport qui s'établit entre le nom et ma personne est un rapport inattendu, le plus souvent déterminé par une association superficielle (double sens du mot, même consonance); on peut le qualifier, d'une façon générale, de rapport latéral. Pour bien faire comprendre sa nature, je citerai quelques exemples très simples:
a) Un de mes patients me prie de lui indiquer une station thermale sur la Riviera. Je connais une station de ce genre tout près de Gênes, je me rappelle même le nom du collègue allemand qui y exerce, mais je suis incapable de nommer la station que je crois pourtant bien connaître. Il ne me reste qu'à prier le patient d'attendre quelques instants et à aller me renseigner auprès d'une personne de ma famille. – Comment donc s'appelle cet endroit près de Gênes, où le Dr N. possède un petit établissement dans lequel toi et telle autre dame avez été si longtemps en traitement? – «Et dire que c'est toi qui oublies son nom! Il s'appelle Nervi.» C'est que Nervi sonne comme Nerven (nerfs), et les nerfs constituent l'objet de mes occupations et préoccupations constantes.
b) Un autre de mes patients parle d'une villégiature toute proche et affirme qu'il y existe, en plus des deux auberges connues, une troisième à laquelle se rattache pour lui un certain souvenir et dont il me dira le nom dans un instant. Je conteste l'existence de cette troisième auberge et invoque, à l'appui de mes dires, le fait que j'ai passé dans l'endroit en question sept étés consécutifs et que je le connais, par conséquent, mieux que mon interlocuteur. Excité par la contradiction, celui-ci finit par se rappeler le nom. L'auberge s'appelle Der Hochwartner. Je suis obligé de céder et d'avouer que j'ai habité pendant sept étés consécutifs dans le voisinage immédiat de cette auberge dont je niais tout à l'heure l'existence. Mais pourquoi ai-je oublié la chose et le nom? Je crois que c'est parce que ce nom ressemble beaucoup à celui d'un de mes confrères en spécialité habitant Vienne; il se rapporte donc chez moi à un complexe «professionnel».
c) Une autre fois, étant sur le point de prendre un billet à la gare de Reichenhall, je ne puis me souvenir du nom de la grande gare la plus proche, bien que je l'aie souvent traversée. Je suis obligé de me mettre très sérieusement à le chercher sur le plan. Cette gare s'appelle Rosenheim. Je vois aussitôt en vertu de quelle association son nom m'avait échappé. Une heure auparavant, j'ai fait une visite à ma sœur dans sa villégiature près de Reichenhall; ma sœur s'appelle Rosa; l'endroit qu'elle habitait était donc pour moi un Rosenheim (séjour de Rose). C'est ainsi que dans ce cas l'oubli a été déterminé par un «complexe familial».
d) Je suis à même de prouver cette action vraiment dévastatrice du «complexe familial» sur toute une série d'exemples.
Un jour se présente à ma consultation un jeune homme. C'est le frère cadet d'une de mes patientes; je l'ai déjà vu un nombre incalculable de fois et j'ai l'habitude de l'appeler par son prénom. Lorsque je voulus ensuite parler de sa visite, je fus absolument incapable, malgré tous les artifices auxquels j'eus recours, de me rappeler son prénom qui, je le savais fort bien, n'avait rien d'extraordinaire. Je sortis alors dans la rue et me mis à lire les enseignes; la première fois que son nom me tomba sous les yeux, je le reconnus sans hésitation aucune. L'analyse m'a appris que j'avais établi, entre mon jeune visiteur et mon propre frère, une comparaison qui impliquait cette question refoulée: dans une circonstance analogue, mon frère se serait-il comporté de la même manière ou mieux? L'association extérieure entre l'idée se rapportant à ma propre famille et celle se rapportant à une famille étrangère était favorisée par cette circonstance purement fortuite que les deux mères portaient le même prénom: Amalia. C'est plus tard seulement que j'ai compris les noms de substitution: Daniel et Franz, qui se sont présentés à mon esprit, sans me renseigner sur la situation. Ces deux noms, ainsi qu'Amalia, sont des noms de personnages des Brigands, de Schiller, auxquels se rattache une plaisanterie du boulevardier viennois Daniel Spitzer.