[61] Alors que j'écrivais ces pages, il m'est arrivé d'observer sur moi-même un cas d'oubli presque incroyable: en consultant le 1er janvier mon livre de comptes pour faire les relevés d'honoraires, je tombe sur le nom M…1 inscrit sur une page du mois de juin et ne puis me rappeler la personne à laquelle ce nom appartient. Mon étonnement grandit, lorsqu'en continuant de feuilleter mon livre, je constate que j'ai traité ce malade dans un sanatorium où je l'ai vu tous les jours pendant des semaines. Or, un médecin n'oublie pas au bout de six mois à peine un malade qu'il a traité dans de telles conditions. Était-ce un homme, un paralytique, un cas sans intérêt? Telles sont les questions que je me pose. Enfin, en lisant la note concernant les honoraires reçus, je retrouve tous les détails qui voulaient se soustraire à mon souvenir. M…1 était une fillette de 14 ans qui présentait le cas le plus remarquable de tous ceux que j'ai vus au cours de ces dernières années; ce cas m'a laissé une impression que je n, oublierai jamais, et son issue m'a causé des instants excessivement pénibles. L'enfant souffrait d'une hystérie évidente et éprouva, sous l'influence de mon traitement, une amélioration rapide et considérable Après cette amélioration, les parents me retirèrent leur enfant; elle se plaignait toujours de douleurs abdominales, qui jouèrent d'ailleurs le rôle principal dans le tableau symptomatique de son hystérie. Deux mois après, elle mourut d'un sarcome des ganglions abdominaux. L'hystérie à laquelle l'enfant était incontestablement prédisposée avait été provoquée par la tumeur ganglionnaire et alors que j'étais impressionné surtout par les phénomènes bruyants, mais anodins, de l'hystérie, je n'avais prêté aucune attention à la maladie insidieuse, mais incurable, qui devait l'emporter.
[62] M. A. Pick a récemment cité («Zur Psychologie des Vergessens bei Geistes-und Nervenkrankheiten», Archiv für Kriminal-Anthropologie und Kriminalistik, édité par Gros) toute une série d'auteurs qui admettent l'influence de facteurs affectifs sur la mémoire et reconnaissent plus ou moins ce que l'oubli doit à la tendance à se défendre contre ce qui est pénible. Mais personne n'a décrit ce phénomène et ses raisons psychologiques d'une manière aussi complète et aussi frappante que Nietzsche dans un de ses aphorismes (Au-delà du bien et du mal, II): «C'est moi qui ai fait cela», dit ma «mémoire». «Il est impossible que je l'aie fait», dit mon orgueil et il reste impitoyable. Finalement – c'est la mémoire qui cède.
[63] Cf. Hans Gros, Kriminalpsychologie, 1988.
[64] Darwin sur l'oubli. Dans l'autobiographie de Darwin, on trouve le passage suivant dans lequel se reflètent admirablement et sa probité scientifique et sa perspicacité psychologique: «J'ai, pendant de nombreuses années, suivi une règle d'or: chaque fois notamment que je me trouvais en présence d'un fait publié, d'une observation ou d'une idée nouvelle, qui étaient en opposition avec les résultats généraux obtenus par moi-même, je prenais soin de le noter fidèlement et immédiatement, car je savais par expérience que les idées et les faits de ce genre disparaissent plus facilement de la mémoire que ceux qui vous sont favorables.»
[65] Cf. Bernheim. Neue Studien über Hypnotismuse Suggestion und Psychotherapie (trad. allemande, 1892).
[66] Dans le drame de Shaw: César et Cléopâtre, César, sur le point de quitter l'Égypte, est pendant un certain temps tourmenté par l'idée d'avoir eu l'intention de faire quelque chose, mais ne peut se rappeler de quoi il s'agit. Nous apprenons finalement qu'il voulait faire ses adieux à Cléopâtre! Ce petit trait est destiné à montrer, en opposition d'ailleurs avec la vérité historique, le peu de cas que faisait César de la petite princesse égyptienne. (D'après E. Jones, l. c., p. 488.)
[67] Les femmes, qui ont une intuition plus profonde des processus psychiques inconscients, sont généralement portées à se considérer comme offensées lorsqu'on ne les reconnaît pas dans la rue, c'est-à-dire lorsqu'on ne les salue pas. Elles ne pensent jamais en premier lieu que le coupable peut n'être que myope ou qu'il ne les a pas aperçues, parce qu'il était plongé dans ses réflexions. Elles se disent qu'on les aurait certainement aperçues, si on les estimait davantage.
[68] M. S. Ferenczi raconte qu'il a été autrefois très «distrait» et qu'il étonnait tous ceux qui le connaissaient par la fréquence et l'étrangeté de ses actes manqués. Mais cette «distraction» a presque complètement disparu depuis qu'il s'est voué au traitement psychanalytique des malades, ce qui l'a obligé à prêter son attention également à l'analyse de son propre moi. Il pense qu'on renonce aux actes manqués, lorsqu'on se sent chargé d'une responsabilité plus grande. Aussi considère-t-il avec raison la distraction comme un état entretenu par des complexes inconscients et qui peut guérir par la psychanalyse. Un jour, cependant, il crut avoir à se reprocher une erreur technique qu'il aurait commise au cours de la psychanalyse d'un malade. Ce jour-là, il s'était trouvé subitement en butte à toutes ses «distractions» d'autrefois. Il fit plusieurs faux-pas dans la rue (représentation symbolique du faux-pas commis dans le traitement), oublia chez lui son portefeuille, voulut payer sa place de tramway un kreuzer de moins, quitta la maison ses habits mal boutonnés, etc.
[69] M. E. Jones dit à ce propos – «La résistance a souvent un caractère général. C'est ainsi qu'un homme affairé oublie d'expédier les lettres qui lui sont confiées par sa femme, ce qui l'ennuie quelque peu, de même qu'il peut oublier d'exécuter ses ordres d'achat dans les magasins.»
[70] Pour ne pas abandonner ce sujet, je m'écarte de la subdivision que j'ai adoptée et j'ajoute à ce que je viens de dire qu'en ce qui concerne les affaires d'argent, la mémoire des hommes manifeste une partialité particulière. Ainsi que j'ai pu m'en assurer sur moi-même, on croit souvent à tort avoir déjà payé ce qu'on doit, et les illusions de ce genre sont souvent très tenaces. Dans les cas où, comme dans le jeu de cartes, il ne s'agit pas d'intérêts considérables, mais où l'amour du gain a l'occasion de se manifester librement, les hommes même les plus honnêtes commettent facilement des erreurs de calcul, sont sujets à des défauts de mémoire et, sans s'en apercevoir, se rendent coupables de petites tricheries. Ce n'est pas en cela que consiste l'action psychiquement réconfortante du jeu. L'aphorisme d'après lequel le véritable caractère de l'homme se manifesterait dans le jeu est exact, à la condition d'admettre qu'il s'agit du caractère refoulé. – S'il est vrai qu'il y a encore des garçons de café et de restaurant capables de commettre des erreurs de calcul involontaires, ces erreurs comportent évidemment la même explication. – Chez les commerçants on peut souvent observer une certaine hésitation à effectuer des paiements: il ne faut pas voir là une preuve de mauvaise volonté, l'expression du désir de s'enrichir indûment, mais seulement l'expression psychologique d'une résistance qu'on éprouve toujours au moment de se défaire de son argent. – Brill remarque à ce sujet avec perspicacité: «Nous égarons plus facilement des lettres contenant des factures que des lettres contenant des chèques.» Si les femmes se montrent particulièrement peu disposées à payer leur médecin, cela tient à des mobiles très intimes et encore très peu élucidés. Généralement, elles ont oublié leur porte-monnaie, ce qui les met dans l'impossibilité d'acquitter les honoraires séance tenante; puis elles oublient, non moins généralement, d'envoyer les honoraires, une fois rentrées chez elles, et il se trouve finalement qu'on les a reçues «pour leurs beaux yeux», gratis pro Deo. On dirait qu'elles vous paient avec leur sourire.