Or, pour comprendre l'intensité de l'aversion que notre sujet éprouvait à se souvenir de cette période de ses examens, il faut savoir qu'il attachait une très grande valeur à son titre de docteur, de sorte que le souvenir en question n'était fait que pour diminuer à ses yeux cette valeur.
j) J'ajoute encore ici un exemple d'oubli du nom d'une ville, exemple moins simple que les précédents, mais que tous ceux qui sont familiarisés avec ce genre de recherches trouveront tout à fait vraisemblable et instructif. Le nom d'une ville italienne échappe au souvenir à cause de sa grande ressemblance phonétique avec un prénom féminin, auquel se rattachent de nombreux souvenirs affectifs dont la communication ne donne d'ailleurs pas une énumération complète. M. S. Ferenczi, de Budapest, qui a observé ce cas sur lui-même, l'a traité, et avec raison, comme on analyse un rêve ou une idée névrotique.
«Je me trouvais aujourd'hui dans une famille amie où l'on a parlé, entre autres choses, de villes de Haute-Italie. Quelqu'un remarque à ce propos qu'on peut encore retrouver dans ces villes l'influence autrichienne. On cite plusieurs de ces villes; je veux moi aussi en nommer une, mais son nom ne me revient pas à la mémoire, bien que je sache que j'y ai passé deux journées très agréables, ce qui ne cadre pas bien avec la théorie de l'oubli formulée par Freud. À la place du nom cherché, les noms et mots suivants se présentent à mon esprit: Capua, – Brescia, – Le lion de Brescia.
«Ce lion, je le vois, comme s'il était devant mes yeux, sous la forme d'une statue de marbre, mais je constate aussitôt qu'il ressemble moins au lion du monument de la liberté de Brescia (dont je n'ai vu que la reproduction) qu'au lion de marbre que j'ai vu à Lucerne, sur le tombeau des gardes suisses tombés aux Tuileries et dont la reproduction en miniature se trouve sur ma bibliothèque. Je retrouve enfin le nom cherché: c'est Vérone.
«Je reconnais sans hésitation à qui revient la faute de cette amnésie. La coupable n'est autre qu'une ancienne servante de la famille dont j'étais l'hôte ce jour-là. Elle s'appelait Véronique, en hongrois Verona, et m'était très antipathique, à cause de sa physionomie absolument repoussante, de sa voix rauque et criarde et de son insupportable familiarité (à laquelle elle se croyait autorisée par ses nombreuses années de service dans la maison). La façon tyrannique dont elle avait à l'époque traité les enfants de la maison m'était également intolérable. Je savais maintenant ce que signifiaient les noms de substitution.
«Pour Capoue j'ai trouvé aussitôt comme association caput mortuum: j'ai en effet souvent comparé la tête de Véronique à un crâne de cadavre. Le mot hongrois kapczi (rapacité en matière d'argent) a certainement contribué à ce déplacement. Je retrouve naturellement aussi les voies d'association plus directes qui rattachent l'une à l'autre Capoue et Vérone, en tant qu'unités géographiques et mots italiens ayant le même rythme.
«Il en est de même de Brescia; mais ici on trouve des associations d'idées qui se sont opérées suivant des voies latérales compliquées.
«Mon antipathie était, à un moment donné, tellement forte que je trouvais Véronique tout simplement répugnante, et plus d'une fois je m'étais demandé avec étonnement comment une créature pareille pouvait avoir une vie amoureuse et être aimée; à la seule idée de l'embrasser, on éprouve, disais-je, «un sentiment de nausée.» Il était cependant certain qu'un rapport existait entre l'idée de Véronique et celle de la garde suisse tombée.
«Le nom de Brescia est souvent associé, en Hongrie du moins, non au lion, mais au nom d'une autre bête sauvage. Le nom le plus haï dans ce pays, comme d'ailleurs en Haute-Italie, est celui du général Haynau, appelé couramment la hyène de Brescia. C'est ainsi que du général haï Haynau un courant d'idées aboutit, à travers Brescia, à Vérone, tandis qu'un autre courant aboutit, à travers l'idée de l'animal à la voix rauque, déterreur de morts (hyène) – idée qui entraîne à sa suite la représentation d'un monument funéraire – au crâne de cadavre et au désagréable organe vocal de Véronique, si détestée par mon inconscient, de Véronique qui, à une époque, avait exercé dans cette maison une tyrannie aussi insupportable que celle du général autrichien après les luttes pour la liberté en Hongrie et en Italie.
«À Lucerne se rattache l'idée de l'été que Véronique avait passé avec ses maîtres sur le Lac des Quatre-Cantons, près de cette ville; à la garde suisse se rattache le souvenir de la tyrannie qu'elle avait exercée non seulement sur les enfants, mais même sur les membres adultes de la famille, en sa qualité usurpée de «dame de compagnie».
«Je tiens à avertir que, dans ma conscience, cette antipathie pour Véronique appartient aux choses depuis longtemps disparues. Depuis l'époque dont je parle, cette femme a beaucoup changé, dans son extérieur et dans ses manières, à son avantage et, les rares fois où j'ai l'occasion de la rencontrer, je lui fais un accueil franchement amical. Mais, comme toujours, mon inconscient garde plus obstinément ses anciennes impressions; il est «retardataire» et rancunier.
«Les Tuileries impliquent une allusion à une autre personne, à une dame française âgée qui, dans de nombreuses occasions, a été la véritable «dame de compagnie» des dames de la maison et que tout le monde, grands et petits, respectait et même craignait un peu. J'ai été moi-même pendant quelque temps son «élève» pour la conversation française. À propos du mot «élève» je me souviens que, pendant mon séjour en Bohême du Nord, chez le beau-frère de mon hôte d'aujourd'hui, j'ai beaucoup ri en entendant les paysans de la région appeler les élèves (Eleven en allemand) de l'académie forestière de l'endroit «lions» (Löwen). Il est possible que ce plaisant souvenir ait contribué au déplacement de mes idées de l'hyène vers le lion.»
k) L'exemple qui suit [12] montre également comment un complexe personnel auquel on est soumis à un moment donné Peut provoquer, au bout d'un temps assez long, l'oubli d'un nom.
«Deux hommes, l'un plus âgé, l'autre plus jeune, qui, six mois auparavant, avaient voyagé ensemble en Sicile, échangent leurs souvenirs sur les belles journées, pleines d'impressions, qu'ils y ont passées. – Comment s'appelle donc l'endroit, demande le plus jeune, où nous avons passé la nuit, avant de partir pour Selinunt? N'est-ce pas Calatafimi? – Non, répond le plus âgé, certainement non, mais j'en ai également oublié le nom, bien que je me souvienne de tous les détails de notre séjour là-bas. Il me suffit de m'apercevoir que quelqu'un a oublié un nom que je connais, pour me laisser gagner par la contagion et oublier, à mon tour, le nom en question. Si nous cherchions ce nom? Le seul qui me vienne à l'esprit est Caltanisetta, qui n'est certainement pas exact. – Non, dit le plus jeune, le nom commence par un w ou, du moins, contient un w. – Et, pourtant, la lettre w n'existe pas en italien, dit l'autre. – Je pense à un v, mais j'ai dit w par habitude, sous l'influence de la langue maternelle. Le plus âgé proteste contre le v: Je crois, dit-il, avoir déjà oublié pas mal de noms siciliens. Si l'on faisait quelques expériences? Comment s'appelle, par exemple, l'endroit élevé qui, dans l'antiquité, s'appelait Enna? Ah, oui, je me rappelle: Castrogiovanni. L'instant d'après, le plus jeune retrouve le nom oublié; il s'écrie: Castelvetrano! et est content de pouvoir prouver à son interlocuteur qu'il avait raison de dire que le nom contenait un v. Le plus âgé hésite encore pendant quelque temps; mais, après s'être décidé à convenir que le nom retrouvé parle plus jeune était bien exact, il veut comprendre la raison pour laquelle il lui avait échappé. – C'est évidemment, pense-t-il, parce que la seconde moitié du nom vetrano ressemble à vétéran. Je me rends parfaitement compte que je n'aime pas penser au vieillissement et je réagis d'une façon singulière, lorsque quelqu'un m'en parle. C'est ainsi que j'ai tout récemment remis rudement à sa place un ami que j'estime beaucoup en lui disant qu'il «a depuis longtemps dépassé l'âge de la jeunesse», parce que s'exprimant sur mon compte dans des termes très flatteurs, il avait ajouté que je n'étais plus un jeune homme. Que toute ma résistance fût dirigée contre la seconde partie du nom Castelvetrano, cela ressort encore du fait que la première syllabe de ce nom se retrouve dans Caltanisetta. – Et le nom Caltanisetta lui-même? demande le plus jeune. – Il sonnait pour moi comme le nom de caresse d'une jeune femme, avoue le plus âgé.