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Frédéric Dard

Puisque les oiseaux meurent

Les personnages de ce récit sont imaginaires, de même que les lieux où ils évoluent

F. D.

À Édouard Molinaro

F. D.

LE PREMIER JOUR

CHAPITRE PREMIER

En le voyant immobile sur sa chaise longue, le visage offert au soleil de juin, elle crut qu’il dormait. Il avait le souffle calme, les paupières baissées et une mouche courait sur sa main languide sans qu’il fasse le moindre geste pour la chasser.

Pourtant elle ne put s’empêcher de demander, d’une voix feutrée :

— Tu dors ?

Il ne répondit pas tout de suite. Il s’abandonnait à la chaleur et à d’autres sensations plus confuses et plus capiteuses. Il était bien. Les oiseaux crépitaient dans les arbres, donnant à chaque pommier du jardin une sorte de vie grouillante et tapageuse. Sur la pelouse, un jet d’eau à tourniquet exaltait des odeurs d’herbe et de terre avec un bruit soyeux.

— Non, murmura-t-il. Non, je ne dors pas…

— À quoi tu penses ?

Toujours cet esprit inquisiteur des femmes.

Il souleva péniblement une paupière et coula un regard oblique à Martine. Elle était blonde, fraîche et jolie. Elle portait une robe imprimée bleue, très légère, avec, vers le bas, des choses mousseuses. Elle allait bien avec le jardin, avec les oiseaux, avec l’été.

Il examina la question. À quoi pensait-il, au fait ?

Peut-être à sa femme ? Peut-être aussi à son enfance ?

Chaque fois que Laurent se relaxait ainsi, les yeux fermés, de lointains souvenirs se rassemblaient autour de lui et se mettaient à le contempler. Ce n’était pas lui qui les regardait, mais eux qui toujours le fixaient avec une gravité muette ; car son enfance avait des formes, des couleurs, des gestes, des odeurs — surtout des odeurs — mais pas de bruits.

La mémoire de Laurent était silencieuse comme un aquarium.

Comme si elle avait compris l’inutilité d’une pareille question, Martine n’insista pas. Elle prit place sur le fauteuil de rotin, près de son amant, et il y eut un parfum de plus sur la pelouse.

Maintenant Laurent avait les yeux ouverts. Il regardait tourner le jet d’eau qui paraissait jongler avec sa pluie menue. L’averse vaporeuse restait un instant en suspens dans l’air immobile avant de tomber dans l’herbe.

— Les oiseaux se plaisent chez toi ! remarqua Martine au bout d’un silence.

— Tu crois ?

— Regarde : dans les propriétés voisines il n’y en a presque pas. Ils sont tous là… Comment expliques-tu ça ?

Il faillit répondre :

« C’est à cause de Lucienne. »

Mais il se retint à l’ultime seconde.

— C’est pour les pommiers qu’ils viennent ?

C’était pour Lucienne. Depuis que Laurent avait acheté cette demeure, elle leur mettait de la nourriture sur le rebord des fenêtres et certains, plus téméraires, entraient même dans la maison.

— Oui, soupira Laurent, c’est sûrement pour les pommiers, du moins pour les petits insectes qui y logent…

— C’est curieux, fit-elle, je n’aime pas les oiseaux…

— Ah oui ? murmura-t-il avec indifférence.

— Ils me font peur.

— Peur ?

— Oui, à cause de leurs plumes. Pour nous autres, mammifères, je trouve que les plumes sont encore plus effrayantes que les écailles. Imagine que j’aie des plumes, Laurent…

Il sourit et tourna la tête vers elle.

— C’est difficile, fit-il, bien que tu sois un petit oiseau dans ton genre.

— Tu m’aimerais tout de même, si j’avais des plumes ?

Il fut tenté de lui répondre : « Même sans plumes je ne t’aime pas. »

Car il ne l’aimait pas. Elle lui plaisait, elle faisait bien l’amour, elle mettait de la joie autour d’elle ; mais elle ne lui inspirait rien de très profond. Il cherchait à comprendre pourquoi il tenait à Lucienne et pourquoi il considérait Martine comme un animal domestique.

— Je t’aimerais tout de même, mentit Laurent avec une espèce d’application voluptueuse.

Elle étendit le bras et sa main caressa un instant la jambe de son compagnon. La caresse n’était pas provocante mais prometteuse. L’amour, ce serait pour plus tard : pour le soir.

Les nuits à Villennes étaient fabuleuses. La campagne sentait le foin et d’étranges clartés montaient de la Seine. Et puis il y avait les arbres et leurs bouleversants soupirs. Les arbres avec d’autres oiseaux…

— Tu crois que ta femme ne se rendra compte de rien ?

Laurent fronça les sourcils. Il n’aimait pas que Martine fît allusion à Lucienne. Cela constituait un sacrilège.

— Se rendre compte de quoi ?

— De mon séjour ici ?

— Quelle idée !

Martine passa la main dans ses cheveux blonds, coupés court.

— Une femme, ça laisse des traces, tu sais ! Tiens, ne serait-ce que les cheveux !

« Elle est brune, je suis blonde. Et puis nous n’avons pas le même rouge à lèvres, fatalement… »

— Fatalement, répéta-t-il en écho.

— Il y a aussi le parfum… Sans compter les oublis. C’est comme pour les déplacements à l’hôtel : quand on s’en va, on a beau passer tout en revue, on oublie toujours quelque chose. J’ai remarqué que ta femme portait des dessous blancs. Moi, je suis vouée au bleu. Mon côté enfant de Marie, quoi !

Elle éclata de rire.

— Ce que j’en dis, c’est pour toi, enchaîna-t-elle presque aussitôt. Je ne voudrais pas te valoir des ennuis…

— Ne t’occupe pas de ça.

Elle comprit qu’elle l’avait confusément vexé et se tut.

Ce n’était pas la première fois que Laurent amenait une fille sous son toit. Cela faisait partie des « conventions » avec Lucienne. Dès le début de ses voyages, elle avait déclaré à son mari, du ton à la fois malicieux et grave qu’elle prenait pour discuter les choses sérieuses :

— Si tu me trompes, amène-la chez nous. Ce sera mieux !

Par bravade, pour s’épater lui-même, il avait le lendemain soir emmené une entraîneuse de bar dans leur appartement de la rue Pergolèse. Une grande rousse idiote et trop fardée qui était ivre et riait de son ivresse.

Elle avait brisé un sulfure auquel Lucienne tenait beaucoup, parce que, prétendait-elle, elle y voyait le paradis terrestre…

Leur étreinte avait été plutôt honteuse, il en était sorti désert et triste, avec, non pas un sentiment de culpabilité, mais de l’angoisse.

La fille avait souillé les draps de son rouge à lèvres trop pâle ; Laurent était certain qu’elle l’avait fait exprès.

C’était le genre de coucheuse qui en voulait confusément à toutes les femmes mariées…

Lucienne s’était rendu compte de cette visite, mais elle n’avait rien dit. Son attitude vis-à-vis de son mari ne s’était aucunement modifiée.

Oui, il faisait bon près de Lucienne et ces petites cures d’adultère renforçaient l’amour et l’admiration de Laurent pour sa femme.

— Tu es un drôle de type, remarqua Martine.

— Raconte…

— Je ne sais pas. Tu es là, et on sent que tu fiches le camp ailleurs quand ça te chante. On pourrait te lire des poèmes ou bien te dire que tu as gagné à la Loterie, tu ne réagirais pas.