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— Tu crois qu’elle va mourir ? chuchota Laurent.

Martine fit un signe affirmatif.

— C’est ridicule, grommela Laurent. Puisque je vous dis à tous qu’elle vivra ! Si elle devait mourir, je serais agenouillé au pied de son lit en tenant sa main, en guettant son souffle. Ça, oui, tu peux me croire. Eh bien, je ne vais pas finir la nuit à son chevet…

— Que vas-tu faire ?

— Rester dans le living. J’éteindrai la lumière, j’ouvrirai les volets, je mettrai un de ses disques en sourdine et je regarderai la nuit.

— Et elle ?

— Quoi, elle ?

Martine comprit qu’il ne se rendait effectivement pas compte de l’état de Lucienne.

— Tu permets que je la veille, Laurent ?

— Non.

— Je t’assure que…

— Non !

Elle jeta un dernier regard à la blessée. Lucienne avait-elle conscience, elle au moins, de la situation ? Cette mort à laquelle Laurent ne croyait pas, elle devait bien la sentir s’installer dans son corps meurtri.

— Ce serait affreux qu’elle meure seule ! fit Martine en s’écartant.

Il eut un sourire indéfinissable, plein d’une étrange ferveur.

— Puisque je te dis qu’elle ne mourra pas. Allez, va te reposer, ma chérie. Tu as vraiment été à la hauteur. Je te remercie.

Elle ne voulait pas pleurer devant lui.

Sans se retourner elle quitta la pièce.

Une fois dans le hall elle hésita, puis opta pour la cuisine. Il restait du poulet froid dans le réfrigérateur. Elle prit un pilon et se mit à le manger, debout contre le frigo, en essuyant parfois, d’un revers de manche, les larmes qui coulaient sur sa figure.

Dans la maison, la guitare de Lucienne chevrotait en sourdine. La voix de la jeune femme coulait dans le silence majestueux de la nuit.

Dans la rivière, j’avais mis mon amour à flotter.

Dans tes yeux clairs, j’avais mis mon cœur à t’aimer

LE DEUXIÈME JOUR

CHAPITRE PREMIER

Il avait fini par s’endormir sans éteindre l’électrophone. Quand il s’éveilla, le voyant rouge de celui-ci brillait dans la pénombre comme une espèce de signal d’alarme menu mais inquiétant, et l’appareil était brûlant.

C’était le ramage des oiseaux qui l’avait arraché à l’inconscience nauséeuse dans laquelle il s’était englouti. Et peut-être aussi le froid perfide de l’aube. Il ouvrit les yeux brusquement, comme pour répondre à un vibrant appel parti du fond de son néant. L’existence qui le guettait lui assena un coup de réalité impitoyable entre les yeux. Il eut une plainte pareille au vagissement d’un enfant. C’était un appel au secours. Il pensa à sa mère morte et il eut conscience de sa mort. Cela ne lui arrivait presque jamais. Toujours cette confuse et tenace présence l’escortait. Et quand il comprenait qu’elle n’était que le reflet d’un amour farouche, il poussait ce même cri informulé, si charnel que son corps tout entier en tressaillait.

Laurent se dressa. Son cœur cognait à toute volée, comme au lendemain d’une cuite. Il avait la bouche sableuse.

Il se tourna en direction de la chambre dont il avait laissé la porte ouverte et vit le rectangle de lumière orangée qui béait sur le plus terrifiant des mystères.

Il s’avança vers la pièce. Avant de s’endormir il était venu à plusieurs reprises contempler Lucienne. Chaque fois, il était reparti sans avoir pu capter le moindre regard de sa femme.

Elle était consciente cependant, mais elle l’ignorait. On eût dit qu’elle tenait à vivre seule son agonie. Il y avait dans son attitude quelque chose de monstrueusement égoïste qui déconcertait Laurent.

Il s’approcha du lit, foulant l’épais tapis avec précaution. Elle avait encore les yeux fermés et semblait ne plus respirer. Ce fut à cet instant seulement que Laurent comprit combien sa fameuse certitude concernant la survie de Lucienne était fallacieuse. Un jeu de l’esprit ! Une marque d’orgueil. Elle devait vivre parce qu’elle était SA femme. Et parce qu’une chose pareille ne pouvait lui arriver à LUI ! Pourtant tout ce qui s’était produit la veille LUI était arrivé !

— Lucienne !

Comme lui elle s’était endormie. Elle battit des paupières et chercha à situer cette voix familière qui venait la chercher.

— Lucienne…

Leurs regards se joignirent. Ils se fixèrent un long moment ; sans amour, mais sans bravade, très simplement, pour prendre conscience d’eux-mêmes.

— Ouvre les volets ! balbutia-t-elle.

Sa voix ressemblait à celle d’un sourd. Il actionna les doubles rideaux, ouvrit la fenêtre et replia les volets vernis. Un jour grisâtre qui contenait déjà des promesses de soleil emplit la chambre. Maintenant, la lampe de chevet voilée avait un aspect sinistre. Laurent l’éteignit et retira le linge qui la recouvrait.

— Tu veux quelque chose, Lucienne ?

— Non.

Il y eut un silence. Il s’approcha du lit, gauchement. Laurent sentait que leur destin lui échappait. Il n’avait pas à décider, même plus à vouloir. Tout se déroulait au gré d’un caprice supérieur.

— Écoute…

Il s’assit sur le bord du lit, avec précaution. Lucienne avait le teint plombé, d’un jaune grisâtre. Ses yeux paraissaient s’être enfoncés. Ses lèvres pâles étaient fripées et pourtant elle ne parvenait pas à être laide.

— Oui ?

— Il est mort, n’est-ce pas ?

Elle ne cillait pas. Il l’admira de pouvoir conserver un regard aussi fixe et tranquille.

— Pourquoi me demandes-tu cela ? questionna-t-il.

— Quand la voiture s’est retournée, il a poussé un cri… Mais un cri…

Cette fois elle ferma les yeux. Deux larmes perlèrent à travers ses cils.

— Oui, fit Laurent, en réprimant une joie ardente. Oui, il est mort.

Elle rouvrit les yeux. Les deux larmes avaient déjà séché sur ses joues enfiévrées.

— Je le savais, dit-elle d’un ton plus ferme.

Elle regarda son mari et il ressentit un choc. Elle le regardait comme avant ! Il y avait dans ce regard de l’inquiétude et de la tendresse.

— Je ne le connaissais pas, tu sais, balbutia-t-elle.

Laurent fut abasourdi par ce mensonge. Et puis, presque aussitôt, un âcre espoir le chavira. Et si tout cela n’était qu’une erreur ? Rien qu’un monstrueux malentendu ? Car enfin elle ne pouvait pas mentir dans son état ?

— Mais si, tu le connaissais, protesta-t-il.

Il revoyait les disques, la photo, le poudrier dans la gentilhommière de Daurant. C’étaient des preuves, cela…

— Non, à peine, reprit-elle.

Elle parlait nettement plus fort que tout à l’heure. Ou alors c’était Laurent qui s’adaptait à ce timbre faible et saccadé.

— Écoute, reprit-elle.

Elle se tut un moment afin de récupérer.

— Tais-toi, balbutia Laurent, il ne faut pas que tu parles…

— Si. Je veux te dire. Il élevait des chevaux. J’ai vu son adresse dans un de tes journaux de turf. Je voulais t’en acheter un…

Il admira qu’elle eût trouvé un mensonge si plausible. À plusieurs reprises, en effet, Laurent qui avait la passion des champs de course (non qu’il fût joueur, il les aimait pour l’ambiance) avait envisagé l’achat d’un cheval. « Juste un, disait-il, même un tocard, pour le plaisir d’aller le voir à Maisons-Laffitte, de flatter sa croupe en l’appelant par son nom »…