— Alors j’ai écrit à cet homme !
Elle l’appelait « cet homme ». Lorsqu’une femme parle d’un homme en disant « cet homme », n’est-ce pas la preuve qu’elle le méprise ? Si Lucienne avait seulement voulu endormir les soupçons de son mari, elle aurait appelé Daurant autrement.
— Je lui ai fixé un rendez-vous. J’allais conclure l’affaire… Je t’avais inventé cette histoire du gala à Angers…
« Tu m’en veux, n’est-ce pas ? »
Laurent ne répondit pas.
Elle appela tendrement :
— Laurent…
Il n’y avait qu’elle qui sût dire son prénom. Elle le chantait.
— Laurent, regarde-moi…
La main droite de la jeune femme reposait sur le drap, bien à plat. Il mit la sienne dessus. Il fut surpris par ce contact brûlant. D’ordinaire Lucienne avait les mains fraîches.
— Tu ne m’en veux pas, dis ?
— Non.
— Tu me crois ?
Il hésita.
— Oui !
— Jure-le.
Pendant quatorze mois elle avait été la maîtresse de Daurant. Elle s’échappait pour aller dans sa grande demeure, près de Caen. Elle se blottissait dans le canapé où lui-même s’était assis. Ils écoutaient ses disques, ou bien les oiseaux…
— Jure-le, Laurent !
— Je te le jure…
Il se leva.
— Tu ne veux pas boire quelque chose ?
— Non. J’ai très mal au ventre.
— Tu ne veux pas…
— Je ne veux rien, soupira-t-elle. Simplement que tu ouvres la fenêtre.
Il obéit.
Dans les pommiers du jardin, les oiseaux menaient grand tapage.
Quelques-uns vinrent se poser sur la barre d’appui de la croisée.
— Mets-leur des graines, Laurent.
Il se retourna. Lucienne contemplait les oiseaux comme elle le faisait les autres matins.
Il sortit pour aller chercher du grain à la cuisine.
Martine était assise dans le living, nue dans un peignoir de bain en tissu-éponge blanc. Un de ses petits seins drus et fermes pointait par l’échancrure du peignoir. Elle avait une gitane aux lèvres et s’escrimait sur le gros briquet pour en faire jaillir la flamme.
En l’apercevant, il ferma la porte de la chambre. Ce matin-là, Martine avait un visage fermé. N’obtenant rien du briquet, elle le reposa avec humeur et arracha sa cigarette de la bouche pour la jeter derrière le pare-feu de cuivre de la cheminée. Elle évitait de regarder Laurent avec tant d’ostentation que cette dérobade équivalait à une provocation.
— Qu’est-ce qu’il y a ? chuchota-t-il.
Elle haussa les épaules.
— Mais si, parle !
— J’ai entendu…
— Quoi ?
Elle désigna la chambre d’un coup de pouce.
— Ce qu’elle t’a dit. Sans le faire exprès d’ailleurs… J’étais là, simplement.
— Et alors ?
— Elle baisse dans mon estime.
— Vraiment ?
— Oui, vraiment. En général on ment aux moribonds, mais que les moribonds vous mentent, c’est moche.
— Fous le camp ! dit Laurent en la fixant droit dans les yeux.
« Fous le camp tout de suite, tu me dégoûtes… »
Martine parut soulagée par cette explosion de rage.
Elle se leva, rajusta les pans du peignoir et quitta la pièce. Laurent attendit un instant, puis il sortit à son tour pour aller chercher des graines.
Naturellement, Lucienne avait menti. Mais ce mensonge n’était-il pas une preuve d’amour ? Pour avoir la force d’inventer un prétexte à cet instant-là, il fallait être soutenu par l’amour. Il fallait tenir à son mari. Il fallait…
En passant devant la salle de bains, il aperçut Martine, entièrement nue, qui ajustait son porte-jarretelles. Pourquoi avait-elle eu cette crise de jalousie après son attitude de la veille ?
— Martine ?
Elle releva la tête. Une légère émotion qui, dans le fond, ne devait être que du désir s’empara de Laurent.
Il entra dans la salle de bains.
— Je te demande pardon, fit-il. Mais…
— Oh ! ne t’inquiète pas, je ne suis pas vexée, dit Martine.
Il voulut lui dire autre chose, mais ne trouva rien et retourna dans la chambre de Lucienne. Un oiseau y était entré et voletait dans la pièce, cherchant un point d’appui et n’osant en choisir un parmi ces meubles barbares qui ressemblaient si peu aux arbres d’où ils provenaient.
— Tu as une curieuse visite, fit Laurent.
L’oiseau se percha sur le cadre incliné d’un tableau. Il remua la tête, agita ses ailes jaunes et fit à plusieurs reprises « tsouiit, tsouiit ».
— C’est un verdier, murmura Lucienne. C’est rare qu’ils soient aussi familiers….
Elle considérait l’oiseau avec émerveillement. Celui-ci était jaune-vert et il avait le bec fort.
Laurent mit des graines sur le rebord de la fenêtre. Le verdier poussa deux ou trois petits cris allègres mais ne rejoignit pas les autres oiseaux qui désertaient les pommiers pour accourir dans un grand bruit soyeux.
Tournant sa petite tête à ressort, il fixait Lucienne tantôt d’un œil, tantôt de l’autre avec une promptitude bizarre.
— Qu’est-ce qu’il a ? murmura la blessée.
À cet instant Martine frappa à la porte de la chambre et l’oiseau s’envola. Laurent rejoignit sa maîtresse dans le living. Elle était déjà habillée.
— Je m’excuse, chuchota-t-elle. Hier, lorsqu’on l’a amenée, j’ai oublié ma valise sous le lit…
— Je vais te la chercher.
Il retourna auprès de sa femme et s’agenouilla pour attraper la valise de cuir noir de Martine.
— Qui est-ce qui est ici ? demanda Lucienne.
— L’infirmière qui t’a accompagnée. Elle part…
Lucienne regarda son mari. Il vit qu’elle avait compris et rougit. La valise à la main il se tenait, penaud, devant sa femme.
Lucienne eut un imperceptible sourire. Puis elle tourna la tête du côté de la fenêtre où les oiseaux picoraient les grains et Laurent en profita pour sortir.
CHAPITRE II
Il aurait dû lui proposer sa voiture pour la conduire à la gare, mais il ne s’en sentit pas le courage. D’ailleurs elle partit sans prendre congé de lui. Une fois sa valise faite, elle partit directement de sa chambre, sans passer par le living où il se terrait.
Il entendit crisser son pas dans les graviers. Puis il y eut le bruit un peu grinçant de la porte.
Laurent retint son souffle. L’atmosphère de la maison n’était plus la même. Maintenant il était seul avec Lucienne. Un sentiment de puissance absolue s’empara de lui. Il regarda le téléphone débranché. Ce n’était pas suffisant. Il sauta par la baie du living et courut jusqu’au portail. Il mit le verrou et arracha la sonnette. Ils étaient seuls comme dans une île. Seuls avec les oiseaux piailleurs. Seuls aussi avec leur amour détruit et avec la mort.
« Elle va peut-être mourir, se dit Laurent, en s’asseyant dans le fauteuil de rotin qu’il occupait la veille ; mais pas avant que nous ayons vécu notre amour. C’était cela que je sentais hier, à Lisieux.
Sa mort n’aura plus d’importance après. Nous avons quelque chose à vivre ensemble, que nous n’avons jamais vécu. Toute notre vie commune n’a été que des fiançailles. Le vrai mariage, c’est maintenant… »