Cela, il se l’était répété des heures et des heures avant de s’endormir.
Le vrai mariage…
Elle avait eu un amant. Mais ce n’était pas vraiment un amant. Le poudrier à Jeanville, ça n’avait aucune importance. Le mort du hangar non plus, avec sa grande tache bleue sur la joue.
Oui, il restait tout à faire, tout à vivre ! Comment ? Il ne le savait pas encore, mais il avait confiance. Il le saurait à temps.
Et Lucienne aussi saurait. L’essentiel était qu’ils fussent seuls. Ils l’étaient. La maison, leur maison. Et rien qu’eux deux, en lambeaux mais pourtant intacts.
Puisqu’elle avait eu besoin de lui mentir au sujet de « cet homme », n’était-ce pas qu’elle sentait de son côté la nécessité de cette cérémonie dont ils ne savaient encore rien ? Oui, ce mensonge avait tout sauvé. Et cette sotte de Martine s’en indignait !
La lumière s’étalait dans le ciel. Tout se mettait à briller et à resplendir ; jusqu’au moindre brin d’herbe. Il faisait doux. L’air était encore frais et avait une pureté qui chavirait. Lucienne et lui avaient connu des matins semblables. Mais ils les avaient vécus sans les reconnaître.
Laurent passa la main sur ses joues rêches. Sa barbe avait poussé plus dru que d’ordinaire, à cause de l’insomnie. Il fut tenté d’aller prendre un bain (il gardait le souvenir du corps frais de Martine dans le peignoir) et s’il y renonça, ce fut à cause du côté mécanique de l’opération.
Ouvrir des robinets, composer à l’eau une température, se dévêtir, tout cela était au-dessus de ses forces.
Un nuage frileux, déjà teinté de rose, glissait dans le ciel mal affirmé.
En dérivant il s’étalait, devenait fibreux.
On eût dit une chevelure d’ange.
« Sais-je où s’en iront tes cheveux », récita Laurent.
C’est alors qu’il revit l’oiseau de tout à l’heure : celui qui était entré dans la chambre de sa femme. Il le reconnut à son plumage jaune-vert, et à son gros bec solide.
Il se tenait à l’extrémité d’une branche de pommier trop fluette pour son poids et se balançait mollement en examinant Laurent.
Celui-ci bâilla et respira bien à fond avant de regagner la maison. Il était soulagé d’avoir supprimé les possibilités de sonneries. Cela modifiait radicalement l’atmosphère. Laurent se dit que le téléphone ou le timbre de la porte d’entrée ne cessent au fond jamais de retentir. Leur bruit ne meurt pas. Il est en suspens dans l’air, ou plutôt en vous, rongeant votre sécurité.
Le living était déjà plein de cette ombre capiteuse qui rendait la maison si agréable, l’après-midi, au plus fort de la chaleur.
— Laurent !
Il devina l’appel plus qu’il ne l’entendit.
Il remarqua que les traits de Lucienne s’étaient creusés davantage.
— Tu souffres ? demanda-t-il.
Il posa la question avec une certaine mauvaise humeur, en songeant que, dans l’affirmative, il devrait aller à la pharmacie chercher l’ordonnance du professeur. Dans le fond, ce n’était pas raisonnable de demeurer seul avec elle. La bonne était en vacances et il n’avait personne sous la main.
— Oui, je souffre, mais pas plus.
— On a ordonné des calmants, les veux-tu ? J’aurai vite fait d’aller à la pharmacie, tu sais ?
— Ce n’est pas la peine…
— Pourquoi ?
— Je préfère pas. J’aime mieux…
Qu’aimait-elle mieux ? Elle se taisait, troublée, presque effrayée, comme si elle avait été sur le point de trahir un secret.
— Je voudrais que tu fermes la fenêtre.
— Tu as froid ?
— Non. Mais regarde.
Elle n’eut pas la force de lever le bras pour désigner l’objet de son attention. Laurent tourna la tête et découvrit le verdier, perché sur le montant du lit. De nouveau il était entré dans la chambre. Il se tenait accroupi sur ses petites pattes repliées comme s’il était décidé à séjourner dans la pièce. La présence du couple ne l’effrayait pas.
— Pourquoi veux-tu que je ferme la fenêtre, chérie ?
— J’ai peur qu’il se sauve…
Laurent regarda sa femme. Elle n’avait d’yeux que pour l’oiseau. La présence du petit animal la fascinait.
Il ferma la fenêtre et revint au lit. Il s’agenouilla sur la peau d’ours et appuya son front contre le drap de Lucienne. Les yeux fermés, il essaya de ne plus penser, mais c’était impossible. Il avait beau tenter de faire le vide dans son esprit, son chagrin revenait, immense, puissant, formidable.
Hier il était heureux sans le savoir. Il se voyait dans le jardin, aux côtés de Martine. Elle sentait bon l’amour et le soleil. Il la regardait doucement, en sentant son amour pour Lucienne battre en lui comme un autre. Ensemble, cet homme et elle allaient à la mort dans une grosse voiture confortable comme un salon.
— Lucienne, gémit-il… Oh ! Lucienne… Je veux que tu m’aimes !
« Tu m’entends ! »
Il releva la tête. La blessée ne paraissait pas avoir entendu. Elle regardait l’oiseau jaune avec extase. Et lui la regardait aussi. Laurent fut irrité par ce surprenant tête-à-tête.
— Lucienne ! hurla-t-il.
Son cri effraya le verdier qui s’envola du lit et se mit à voleter dans la chambre. Il se dirigea vers la fenêtre, ne comprit pas la vitre et s’y heurta assez violemment.
Lucienne poussa un gémissement.
— Il va se faire mal !
Le verdier, étourdi par le choc, avait coulé au bas de la vitre. Laurent s’approcha de lui, mais l’oiseau récupérait très vite et, comme la main allait le saisir, il s’envola d’un bond irréel. Il s’agrippa aux rideaux de mousseline en poussant des petits cris effarouchés.
— Tu lui fais peur, chuchota Lucienne, je ne veux pas, laisse-le.
— Je vais ouvrir la fenêtre, décida Laurent.
— Non. Il ne faut pas qu’il se sauve.
— Mais il ne peut pourtant pas rester ici…
— Si. Ce n’est pas un oiseau comme les autres.
« Elle commence à délirer », songe-t-il tristement.
Cette constatation l’affola. Ils avaient du travail à faire, Lucienne et lui. Il maudit plus encore ce trouble-fête emplumé.
L’oiseau poussa son cri aigu à plusieurs reprises et resta immobile à la verticale, les pattes crispées dans la fluide étoffe.
— Tu vois, dit-il, il s’est calmé.
— Promets-moi de ne plus lui faire de mal.
— Je te le promets.
— Ce n’est pas de sa faute s’il m’aime, soupira-t-elle.
CHAPITRE III
Laurent regarda sa femme.
Elle semblait heureuse. Il eut mal.
— Pourquoi dis-tu ça, Lucienne ?
— Quoi ?
— Qu’il t’aime ?
Elle devint grave. Sa souffrance physique réapparut sur sa pauvre figure émaciée.
— Il faut bien croire qu’il m’aime, puisqu’il est revenu.
C’était si simple qu’il eut honte de s’être laissé emporter. Il n’allait pas se mettre à être jaloux d’un oiseau !
— Sors, Laurent. Tu l’effraies…
— Non, décida-t-il, je ne sortirai pas. J’ai besoin de rester auprès de toi. J’ai à te parler.
— Je t’en supplie. Juste un moment…
Il obéit. Avant de passer le seuil il se retourna et vit Lucienne telle qu’elle était, c’est-à-dire dans un état critique.