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— Lucienne !

— Comment avait-elle connu cet Édouard Daurant ? Qu’est-ce qui avait pu la toucher en lui ?

Il avait assisté au gala de Caen, l’année précédente. Bon. Après le spectacle, il était sans doute allé la complimenter. Des centaines d’hommes, en une année, agissaient de même. Certains envoyaient des corbeilles de fleurs, d’autres écrivaient des lettres enflammées… Il y en avait même un qui avait composé des vers pour elle, pas tellement mauvais du reste !

Tous ces hommages laissaient Lucienne indifférente. Ils l’agaçaient sans l’amuser. Qu’avait donc bien pu lui dire cet éleveur de chevaux pour…

Éleveur de chevaux !

C’était cela la solution. Elle ne lui avait fait, tout à l’heure, qu’un demi-mensonge. Elle avait dit la vérité avec un an d’écart.

Daurant l’avait intéressée parce qu’il élevait des chevaux et qu’elle voulait vraiment en offrir un à son mari. Elle était donc allée au haras.

La maison normande avait une odeur dont il se souvenait tout à coup. Une odeur de pierres humides et d’écurie. Une odeur de cuir, si virile !

— Lucienne.

— Laisse, je le regarde… Il me parle, je veux comprendre. Il est là, c’est l’essentiel !

— Je ne veux pas que tu le regardes !

Il hurla :

— Je te défends ! Tu entends ! Je ne veux pas que tu l’écoutes !

Il se leva d’un bond. Son mouvement donna un soubresaut au sommier et Lucienne gémit de douleur.

Laurent courut à la fenêtre. L’oiseau qui se tenait sur le radiateur du chauffage central s’envola en direction du lit.

Haller ouvrit toute grande la fenêtre et contourna le lit en frappant des mains. Le verdier piqua droit au-dehors en lançant un cri acide.

— Non ! fit Lucienne… Non ! Je ne veux pas…

Elle cacha sa figure dans l’oreiller et gémit.

— Doudou ! Oh ! Doudou…

CHAPITRE IV

Elle avait déjà donné un nom à cet oiseau ! Pourquoi ce qui lui restait de forces et de lucidité se cristallisait-il dans cette petite bête ?

Il gagna le living en chancelant ; terrifié à la pensée qu’il était jaloux d’un oiseau et qu’il faisait une scène à une agonisante.

Il brancha le téléphone et décrocha. Il y eut un instant de vide et un peu sifflant, puis la voix quotidienne de la postière lui demanda ce qu’il désirait.

— L’Hôtel de la Gare ! fit-il.

— On vous a appelé sans arrêt de Paris toute la matinée, dit-elle, j’ai pensé que vous n’étiez plus chez vous. Comment va Lucienne Cassandre ?

— Donnez-moi la gare !

D’ordinaire il était aimable avec les préposées du standard, leur disant un mot gentil à l’occasion.

L’employée fut médusée. Un bourdonnement retentit et une grosse voix d’homme tranquille déclara : « J’écoute ! »

— Je voudrais parler à Mme Wolf, dit Laurent.

— À qui ?

À la dame qui a dû descendre chez vous il y a un instant…

— Ah ! bon. Elle est là qui lit le journal, quittez pas.

Le souffle de Martine. Il le reconnut avec certitude.

— Oui ?

— Écoute, Martine…

— Je savais que tu m’appellerais.

— Ce n’est pas pour ce que tu crois. Je ne te téléphone pas pour te demander de remonter…

— Elle va plus mal ?

— Je ne sais pas. Il se passe quelque chose…

— Quoi ?

— Crois-tu à la métempsycose ?

Le brusque silence de la jeune femme fut éloquent.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda-t-elle enfin, d’un ton inquiet et gêné.

— Je ne sais pas… C’est idiot…

— Plutôt. Tu ne veux vraiment pas que je remonte ?

— Non. Pas encore…

— Tu as téléphoné au professeur ?

— Non.

— Il faudrait faire quelque chose, Laurent. Il y a aussi des journalistes, qui, paraît-il, ont sonné là-haut sans obtenir de réponse et qui se demandent… Ils sont ici, questionnant les gens…

— Je t’appellerai plus tard, promit Laurent avec brusquerie.

— Mon Dieu ! Mais pourquoi m’as-tu posé une question pareille, toi qui es un être si équilibré !

— Je me demande si je le suis tellement. C’est à cause de Lucienne, elle… Non, renonça-t-il, je t’expliquerai une autre fois.

Il raccrocha et ôta la prise.

Cette conversation avec Martine ne l’avait pas calmé. Il avait espéré que ça le soulagerait, mais non, il subissait toujours cette angoisse affolante. Une femme qui l’avait sans doute trompé avec un homme, mais qui maintenant le trompait avec un oiseau.

C’était stupide. Il rebrancha le téléphone, redemanda l’Hôtel de la Gare.

— Mon pauvre chéri !

Il n’avait pas eu à proférer une syllabe. Elle savait qu’il allait rappeler tout de suite. La preuve, c’est que c’était elle qui avait décroché.

— Mon pauvre chéri !

— Écoute, ne fais rien, Martine, je t’en supplie. C’est très important. Ne préviens aucun médecin, ne parle à aucun journaliste, ne cherche pas à revenir. Je sais que tu es là-bas et que tu attends… Tu comprends ?

— Oui, mon chéri, je comprends.

Il raccrocha. Ça suffisait. Il avait pris peur, brusquement. Mais Martine semblait réellement comprendre. Certes, il la sentait alarmée, pourtant il était certain qu’elle laisserait aller les choses jusqu’au bout.

Lucienne l’appela. Ou, plus exactement, elle appela.

— S’il vous plaît ! murmura-t-elle.

Et, comme les autres fois, il entendit depuis la pièce voisine ce balbutiement à peine audible. Son ouïe s’était adaptée à la situation.

Il retourna vers elle. Elle avait besoin qu’on l’assiste.

Il fit le nécessaire, sans gaucherie, sans gêne. Après quoi, il la laissa pour aller un moment dans le jardin.

Lucienne ne semblait pas se souvenir de la scène de l’oiseau. Elle était prostrée. Sa souffrance accaparait tout ce qui subsistait de vivace en elle.

Maintenant le soleil écrasait la campagne. Laurent s’arrêta, surpris devant le jet d’eau rotatif qu’il avait omis d’arrêter la veille. Depuis une quinzaine d’heures il arrosait la même partie de la pelouse et cette averse constante avait détrempé un large cercle de gazon.

Dans cette circonférence, l’herbe n’avait déjà plus la même couleur. Haller coupa l’eau. Le jet continua de tournoyer un moment encore, puis s’arrêta mollement, en émiettant d’ultimes gouttes d’eau. Lorsqu’il fonctionnait, il produisait un bruit léger, qu’on entendait à peine ; mais son immobilité engendrait un silence plus perceptible.

Au bas de la colline, par une échancrure des frondaisons, Laurent aperçut la Seine. Un hors-bord y bourdonnait rageusement. Il ne pouvait pas le voir, mais il imaginait un skieur bondissant dans le sillage en éventail du bateau. Le sportif ne devait penser qu’à son équilibre, ne savourer que la vitesse mouillée qui le fouettait, n’éprouver que le frottement brillant du manche verni dans sa main crispée. Il ne se rappelait plus que la mort existait.

Dans l’après-midi, le délai post-mortem étant écoulé, on ramènerait Édouard Daurant chez lui, parmi ses gens en pleurs et ses chevaux. Le vieux troquerait sa veste de gros velours contre du drap moins rude. Qu’allaient-ils faire de la photo de Lucienne, là-bas ? De ses disques ? De son poudrier ?