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La blessée battit des paupières.

— Oui, son nid, dit-elle, transportée.

— Il a une femelle prête à pondre qui l’attend…

Elle continuait de sourire. Cette mourante qui souriait avait quelque chose d’effrayant.

« Je n’ai pas le droit de la torturer, songeait Laurent. Je suis une brute. La jalousie me rend odieux. »

Mais une force sournoise le poussait à tourmenter Lucienne.

— Un petit oiseau comme les autres. Il fait son nid, il couve ses œufs… Qu’est-ce que tu t’imagines ?

— Rien.

Il se leva et mit ses deux mains à plat sur le montant du lit.

— Lucienne…

— Tu cries trop fort, soupira la jeune femme. Ça me fait mal dans la tête.

Laurent n’avait pas eu l’impression d’élever la voix.

Il essaya de prendre un ton chuchoteur, mais à la troisième syllabe, il sentit repartir sa voix.

— J’ai l’impression, soudain, que tu me hais, Lucienne. Que je ne compte plus pour toi. Il y a une espèce d’affreux désert entre nous. Mon amour ne t’atteint plus…

— Ne crie pas.

— Je ne crie pas !

— Mais si…

Il contourna le lit et se jeta littéralement sur elle. Elle poussa une plainte.

— Je te demande pardon, sanglota Laurent. Mais il faut que je sache une chose, Lucienne. J’ai une question à te poser, réponds-y, je t’en prie ! Je t’en supplie…

Elle paraissait ne pas même entendre. Le regard de la moribonde passait par-dessus l’épaule de son mari.

— Lucienne. Si nous n’étions pas mariés et si je te demandais en ce moment, tu m’entends bien — en ce moment — de m’épouser, accepterais-tu ?

— À quoi rime cette question, puisque nous sommes mariés. Oh ! regarde : il est revenu !

Laurent se retourna. C’était vrai : le verdier était perché sur la glace de la coiffeuse. Il paraissait joyeux. Il sautillait sur ses pattes grêles en lançant des « tschééi-tschééi » pleins d’entrain.

Il se produisit alors un choc dans l’entendement de Laurent. Il se sentit lui aussi hypnotisé par la petite bête jaune. Il avait conscience de cette fascination, mais il ne pouvait pas la dissiper, mieux : il ne le souhaitait pas.

Cet animal ailé l’épouvantait. Il découvrait en une seconde à quel point un oiseau est hideux. « Plus terrible qu’un poisson, songea-t-il en frissonnant. Les plumes sont bien plus effroyables que des écailles. Et puis des ailes, c’est monstrueux. »

— Regarde-le, soupira Lucienne. Il a l’air rassurant, tu ne trouves pas ? Il est fort.

Laurent ne répondit rien. Un cri intense s’enflait en lui, qu’il ne pourrait pas pousser. Un cri de détresse héréditaire, transmis depuis le fond des âges et dont nulle poitrine jamais n’avait pu se libérer.

Elle appela, de sa pauvre voix finie :

— Doudou !

C’était vrai que le verdier ressemblait à l’Autre.

Ressemblance n’était pas le mot. Un oiseau ne peut vraiment ressembler à un homme ; mais le phénomène qui se produisait était bien plus inquiétant qu’une ressemblance… IL ÉTAIT DAURANT.

Laurent ne l’avait vu que mort, mais ce bref tête-à-tête avec son rival lui avait suffi pour le connaître…

— Écoute, Lucienne, mon amour, laisse-moi le mettre dehors.

— Mais puisque la fenêtre est ouverte, il peut partir s’il le désire.

— Je ne veux pas le supporter ! lança Laurent.

— Eh bien, va-t’en !

Jamais il n’avait fallu à Haller autant de temps pour assimiler une aussi courte phrase.

Il eut la sensation affolante de vieillir, de vieillir avec une rapidité démentielle. Il avait vu des courts métrages sur la germination instantanée. Des graines germaient, les pousses croissaient, fleurissaient… Et tout cela sur un rythme de cauchemar ; en quatre ou cinq secondes !

Lui allait conclure sa vie en un laps de temps encore plus bref. Il allait devenir vieillard et mourir…

— Qu’est-ce que tu as dit ?

Il avança la main vers le front de Lucienne. Ses cheveux étaient plaqués sur son front en sueur. D’un geste doux et hébété, il dégagea le front et répéta :

— Qu’est-ce que tu as dit ?

Lucienne poussa un imperceptible soupir.

— Laisse-nous seuls, Laurent, tu seras gentil.

— Je t’aime ! s’écria Laurent… Si tu savais comme je t’aime !

— Laisse-nous.

Il posa ses deux mains à plat sur les joues fiévreuses de sa femme.

— Mais tu ne te rappelles donc plus, nous deux… Tout ce que nous avons vécu ! Comme nous nous sommes aimés ! Rien ne peut faire que ça n’ait pas existé, Lucienne.

— Laisse-nous, répéta la blessée. Tu vas lui faire peur…

Laurent quitta la pièce en titubant.

CHAPITRE VI

Il but plusieurs gorgées de William Lawson’s, à même la bouteille, ne s’arrêtant que lorsqu’il eut le gosier en feu.

Après quoi, il s’étendit sur le canapé du living pour essayer de réfléchir.

Il devait faire venir des gens : Martine, des médecins, des infirmières… Créer un mouvement autour de lui. Sinon sa raison allait chanceler.

Il ne connaîtrait jamais cet instant décisif auquel il aspirait. Cette union in extremis avec Lucienne s’avérait impossible.

Alors, que d’autres viennent jouer leurs rôles de complément ! Que d’autres leur apportent l’illusion de la vie courante ! On allait jouer à assister une mourante. Ensuite il jouerait au veuf…

Le téléphone luisant attendait sa décision. Une fiche à brancher, et il serait disponible. Mais ce geste décisif pour renouer avec l’extérieur, Laurent ne se sentait pas capable de l’accomplir.

Le whisky le dopait. Il lui chauffait durement le cerveau car il en avait absorbé une grande quantité et il était à jeun depuis pas mal de temps. Il aurait dû s’alimenter, mais il n’avait pas faim.

— Nous aurions pu vivre des instants extraordinaires, dit-il tout haut, en espérant confusément que sa femme l’entendrait. De ces instants, Lucienne, qui justifient les êtres. Et puis tout est perdu à cause d’un ridicule oiseau.

« Un oiseau n’est qu’un oiseau ! Tu insultes l’humanité en imaginant autre chose…

Il avait mis son bras replié devant ses yeux. Il le déplia brutalement, dans un geste de colère. Ce faisant, il heurta une lampe d’opaline qui tomba sur la table de marbre noir et se brisa. Le bruit des débris arrondis qui tremblaient sur la surface lisse le calma. Il se mit à fixer le plafond avec insistance. Une grande poutre « artificielle » traversait le living. Une idée de Lucienne. Ils l’avaient achetée à un entrepreneur qui démolissait une chapelle. C’était une véritable pièce rare. Des têtes d’anges étaient sommairement sculptées dans la masse.

Lucienne prétendait (du temps où ils étaient heureux) qu’ils avaient tout le paradis au-dessus d’eux.

À cette époque, le paradis ne figurait pas seulement sur la poutre ! Il se leva pour boire encore, mais cette fois, il ne put supporter la brûlure du scotch. Il reposa la bouteille. Une main de feu lui tordait l’estomac. Il prit des amandes salées dans une boîte du bar roulant et en croqua une poignée. Ensuite il put boire encore du whisky. Mais il sentit que cette nouvelle rasade n’augmenterait pas son ivresse. D’ailleurs était-il vraiment ivre ?

Il se mit à marcher dans la vaste pièce, les mains aux poches, la bouche aussi morose que l’âme. Il ne savait plus que faire de sa colère et de son chagrin. C’étaient là les deux sources d’une énergie inemployée qui l’étouffait.